Musique-cinéma Judith Chemla la surdouée
A la fois chanteuse lyrique dans “TRAVIATA” et actrice dans “UNE VIE”, de Stéphane Brizé, cette jeune femme de 31 ans crève la scène et l’écran. Rencontre avec un talent hors norme
On ne parle plus que d’elle. Au point qu’on croit l’apercevoir sur une affiche pour des parfums. « Non, ce n’est pas moi, répond-elle. Je n’ai pas besoin de faire de la publicité, heureusement. » Elle travaille beaucoup, au théâtre, au cinéma. Elle chante… « Ce n’est pas sans rapport. » Pas sûr : la musique demande une sincérité qui peut gêner la composition d’un rôle parlé. Judith Chemla a longtemps été la reine des rôles de composition, passant d’une vamp à une gamine, d’une groupie hystérique (dans « Je suis un no man’s land », de Thierry Jousse) à l’ado désemparée qui tire furieusement sur son clope (dans « Camille redouble », de Noémie Lvovsky), noble comme Silvana Mangano, désarmante comme Giulietta Masina. Elle s’en excuse, paradoxalement : « Dans le film de Jousse, il y avait des choses que je n’avais pas encore comprises… Je jouais masquée, et ce n’est pas le but, ce n’est pas le cas aujourd’hui. Je joue avec sincérité, la composition vient d’elle-même, avec le personnage. Le corps s’adapte. » Est-elle passée d’une technique très stanislavskienne, construite, à cette nouvelle manière ? « Il y a beaucoup de façons de faire ce métier, on voyage entre l’une et l’autre. On peut se glisser quelque part en construisant, mais on peut aussi sentir que cela vibre avec de vraies choses. Il faut réunir les deux… Stéphane Brizé choisit des acteurs dont la nature lui parle, et il filme ce qu’est l’acteur. Il ne cherche pas à lui faire construire un personnage. Il préfère la nature. Il refuse la fabrication, le jeu. Et moimême je déteste sentir les coutures de ce que je fais. Voilà dix-sept ans qu’il voulait tourner “Une vie”, si bien qu’il a cette histoire dans le sang, et il n’a pas besoin de grandes explications : cela passe tout seul. » Le « passage » d’une technique à l’autre, elle peut le dater tout de même : « C’était avec Emmanuel Meirieu, dans “De beaux lendemains”, d’après Russell Banks, aux Bouffes du Nord. On a travaillé dans ma cuisine. Il enlevait tout ce que je faisais en trop. Ce dénuement permet à des choses profondes, humaines, de vous attraper sans que vous l’ayez programmé. Et alors le spectateur est attrapé aussi, parce qu’elles sont communes à tous. » Ce qui se passe alors est bien réel : « Les spectateurs sont sensibles, rendus sensibles, et ce n’est pas moins réel que les gens que je vois en rentrant chez moi, sous leurs tentes, autre réalité dont justement on doit se couper pour pouvoir passer devant tous les jours. C’est ça qui cloche. » Et dans « la Tra-
« UNE VIE », d’après Maupassant, par STÉPHANE BRIZÉ, en salles le 23 novembre.
viata » entièrement réécrite (musique et livret), ce qu’il y avait de pompeux a été gommé par le metteur en scène Benjamin Lazar, au profit de l’humanité des personnages, et d’un peu d’humour.
“JOUER UNE FEMME VICTIME NE M’INTÉRESSE PAS”
Difficile de superposer ses rôles, d’additionner le chant et la comédie sans être troublé, comme devant un phénomène illogique (chanteuse qui joue ? actrice qui chante ? on ne sait trop), et plus difficile encore de leur superposer la petite jeune femme qu’on voit là, frêle, haute comme un pouce, et qui doit chausser du 34. Ce n’est pas qu’elle soit contorsionniste : elle est un prodige de la transformation, de la mutation. D’ailleurs, le mouvement qui va du rayonnement à la déchéance, c’est son destin, ces temps-ci. Violetta dans Verdi, Jeanne dans « Une vie », le film de Brizé d’après Maupassant, sont des rôles de femmes qui descendent une pente inexorable. Les coups de la vie l’abattent, son visage en porte les stigmates, personne ne sait se faner comme elle – seul l’oeil brille encore. Dans « Traviata » comme dans « Une vie », son personnage veut rester vivant, jusqu’au bout : « Jouer une femme victime, cela ne m’intéresse pas. Je n’y vais pas. La Violetta de “Traviata”, c’est l’image que Dumas et Verdi ont d’elle ; mais elle est plus libre que dans leur esprit. Et dans le film de Brizé, cette femme garde une confiance absolue, une foi peut-être idiote et folle. » Elle sait montrer l’écroulement, l’impossible cicatrisation intérieure, et garder en même temps la chaleur de la vie et du désir. Son visage est d’une telle expressivité ! Un coin de bouche affectueuse qui remonte imperceptiblement, et c’est toute l’humeur qui change, qui se charge d’ironie. Un regard qui se couvre d’un indécelable voile, et soudain tout en elle est désenchanté. Un petit sciage de mâchoire, comme elle en lâche parfois, et l’on se prépare aussitôt à sa colère. Quand elle se moque un peu d’Alfredo, dans « Traviata », on frémit pour lui, on n’aimerait pas être à sa place : face à elle, on est forcément insuffisant. L’idée la fait rire. Dans ce spectacle, elle a des regards de séductrice spirituelle qui ont trois étages de sous-entendus : déception, désespoir, sarcasme. De même, lorsqu’on lui parle, ce jour-là, on la trouve à la fois triste et enthousiaste. On le lui dit. Elle veut répondre avec précision, ni trop comme ceci, ni trop comme cela, car la vérité mérite d’être dite avec le plus grand soin : « Non, je suis seulement affaiblie. » C’est peut-être cette force intérieure, qui brûle derrière les yeux cernés, qui fascine metteurs en scène et spectateurs. Personnage très claudélien. D’ailleurs, elle a aimé passionnément jouer « l’Annonce faite à Marie ». Elle raconte que, lors de la dernière de cette pièce à la Réunion, elle avait perdu
« TRAVIATA », d’après Verdi, mise en scène BENJAMIN LAZAR, en tournée française à partir du 12 novembre (dates et lieux sur bouffesdunord.com).
sa clé de voiture sur une falaise. Un promeneur l’a retrouvée au pied d’une croix à la nuit tombée. Elle a appris qu’il s’appelait Paul Claudel. Elle en rit encore. Elle est affirmative, sûre d’elle, déterminée et ferme sur ses jambes. Elle est rarement d’accord avec vous, et le cas échéant, ne vous le dit pas. Elle ne s’en laisse conter par personne. Vous ne lui ferez pas chanter la Lulu de Berg, qui lui irait si bien, mais qui ne la « soulève » pas. Elle se renfrogne : « Ouais, chais pas… Qu’est-ce que je pourrais raconter là-dedans ? C’est juste une femme perdue… » Elle se sait grande actrice, grande chanteuse, ne se fourvoie dans aucune fausse modestie, dans aucune vanité plébéienne. Elle est au-dessus de cela. Elle ne travestit pas l’humilité de sa constitution ; elle semble dire : voyez ce qu’on fait avec si peu. « Je n’ai jamais cru que j’avais besoin d’être protégée. Eh bien je le suis quand même ! » Lorsqu’elle chante, la puissance de sa voix laisse incrédule. Qu’elle ait toute la technique qu’il faut, passe encore : l’époque veut cela. Mais que d’un si petit gosier, d’un corps si menu, sortent ces voyelles larges et généreuses, colorées, puissantes, voilà qui passe l’entendement. Comment est-ce possible ? La question l’amuse. « Je me disais, au début, que si je pouvais le faire, tout le monde pouvait y arriver ! Et puis maintenant, j’ai tout de même l’impression d’avoir quelque chose, un don… »
“J’AI FAIT DU VIOLON, COMME MON PAPA”
Elle a commencé la musique avec son père, violoniste, ancien enfant prodige. Il est d’origine tunisienne, et sa mère, bourguignonne, est avocate, après avoir voulu être danseuse. Au lycée, elle joue dans « Marat/Sade ». « Quand j’ai découvert le théâtre, j’ai arrêté le violon : ce n’était pas ma voie. J’avais commencé le violon vers 7 ans, pour faire comme mon papa, après deux ans de piano. J’ai découvert que j’avais une voix vers 17 ans. J’ai commencé à écouter de l’opéra… J’aime bien imiter, reproduire… Et il se passait quelque chose. La voix se déploie, c’est quelque chose de plus grand que soi. » Elle commence donc à travailler, avec un professeur particulier, et puis dans des conservatoires de banlieue, car elle est de Gentilly : « Bourgla-Reine, Aubervilliers, La Courneuve… » Elle a toujours un professeur – un chanteur ne quitte jamais son professeur, quand il l’a trouvé. « C’est un entraînement très poussé, comme du tir à l’arc. Il faut trouver la bonne position pour que les choses se passent toutes seules, sans effort supplémentaire. C’est comme un art de vivre… Un bon professeur de chant, c’est quelqu’un qui vous met en contact
avec ce que vous pouvez faire. » Elle triomphe avec « le Crocodile trompeur », où elle a le premier rôle, et qui obtient le molière du meilleur spectacle musical. Un soir, aux Bouffes du Nord, alors qu’elle chante dans « Traviata », elle cale au début du troisième acte. Elle s’excuse en pleurant : je n’ai plus de voix, je ne peux plus, Benjamin tu es là ? oui je suis là. Le metteur en scène la rejoint, tout le monde salue, elle est en larmes, le public est enthousiasmé par tant de spontanéité, et peut-être par cette accélération du destin de son personnage, qui va de la splendeur à la mort par tuberculose. « Mais pour moi c’était terrible ! Etre impuissante, ne pas pouvoir donner cette fin magnifique… Ne plus pouvoir chanter ! »
Elle revient sur son passage à la Comédie-Française, où elle n’est restée qu’un an et demi, mais où elle a pu jouer cinq rôles, dont, d’entrée de jeu, Célimène : « C’était super. Mais je savais que je n’allais pas rester très longtemps. C’est une grosse machine, vous devez prévoir ce que vous allez faire longtemps à l’avance, cela m’angoisse. On me saute à la gorge, on réduit ma vie, on ne me permet plus de choisir. Je veux pouvoir dire non. » Sa phrase : « Etre au bon endroit. » Même son travail à la télévision doit y répondre : « Cela dépend du projet… Si je sens que je peux y arriver.. » A sa sortie, elle monte « Tuetête » avec l’aide de son compagnon d’alors, le comédien acrobate James Thierrée, père de son fils. C’était déjà aux Bouffes du Nord, son théâtre de prédilection, son « bon endroit » (sept spectacles !).
Elle va donc continuer de mener de front ses deux carrières : le chant et la comédie ; des « gens de l’Opéra-Garnier sont venus, des gens d’Aix »… Mais elle ajoute vite : « Je ne sais pas si je pourrai chanter avec un orchestre. Mais regardez, je peux faire ça dans un théâtre comme celui-ci, c’est merveilleux, non ? C’est l’écrin idéal. Je préfère participer au projet, donner mes idées. Et puis je ne me projette pas trop dans l’avenir. » C’est pourquoi cette « Traviata », mi-parlée, mi-chantée, la rend si heureuse. « C’est un rêve ! Je pense que je vais beaucoup le jouer. C’est si puissant, tous les soirs, cette traversée, la vie de cette femme… » Lazar lui a paru « avoir toutes les connexions » : « Il disait que telle scène lui faisait penser à tel poète, il voit les liens invisibles entre les choses, il écoute. » Il est intelligent, en quelque sorte. « Ah ouais ! » Et puis il a l’oeil qu’il faut : « Il est visionnaire ! Il fouille dans les archives, il écoute ce que disent les musiciens. On était main dans la main, les idées circulaient. » D’ailleurs la conception du spectacle est signée Benjamin Lazar, Florent Hubert (un musicien qui sait tout faire) et… Judith Chemla.