La revanche de l’homme blanc. Par Sylvie Laurent
Pour Sylvie Laurent, auteur de “la Couleur du marché”, le vote Trump marque un retour de balancier par rapport aux années 1960 et au double mandat d’Obama
Votre livre décrit une Amérique profondément raciste, où l’idéologie néolibérale n’a cessé de creuser les inégalités. L’élection de Donald Trump est-elle, au fond, moins une surprise que l’aboutissement d’un long processus?
Donald Trump n’est en e et pas un accident de l’histoire, ou une simple péripétie dans la vie démocratique américaine. Le néolibéralisme et son corollaire, la haine de l’autre, le rejet de celui que j’imagine prendre ma place (le Noir, l’Hispanique, l’immigré, la femme, le musulman), se sont développés depuis trois décennies aux Etats-Unis. Bras armé de cette idéologie, le Parti républicain a instillé un racisme subliminal parmi des populations blanches lentement désintégrées par les inégalités. Il a ainsi opposé la diversité à l’égalité sociale, en suggérant que chaque avancée des minorités impliquait une confiscation, une usurpation des privilèges de l’Américain moyen. Cette rhétorique a entièrement clivé l’électorat. Le ressentiment qui ne cessait de mûrir chez des gens qui voient leur niveau de vie stagner depuis trente ans, dont les maisons ont pu être saisies ou dévaluées avec la crise et qui ont eu l’impression qu’on leur tirait le tapis sous les pieds, est arrivé à un point d’incandescence avec l’élection à la présidence d’un homme noir, Barack Obama, potentiellement suivie par l’élection d’une femme. Trump, rappelons-le, apparaît sur la scène politique en 2008 en étant le premier à demander le certificat de naissance d’Obama. Cette politique du revanchisme a aujourd’hui trouvé son accomplissement absolu dans une insurrection de l’homme blanc moyen, e aré de ne plus être la norme et qui a peur de voir d’autres lui disputer son hégémonie culturelle.
A cet égard, on n’a pas assez analysé ce livre de Samuel Huntington de 2004, « Qui sommes-nous ? », qui mettait précisément le doigt sur ce sentiment de « déclin civilisationnel » face à l’immigration.
A-t-on trop vite accusé le petit ouvrier blanc de l’Amérique périphérique, le « poor white trash », d’avoir massivement voté Trump?
C’est même plus que cela. La majorité des Américains gagnant moins de 50000 dollars par an (le salaire moyen) ont voté pour Hillary Clinton. Le prolétariat désaffilié n’a donc pas voté pour Trump, mais la classe moyenne inquiète, rurale et d’ailleurs très peu confrontée à l’immigration a été sensible à cette grammaire sécuritaire du « vous avez été puissants et vous êtes aujourd’hui dépossédés ». Trump, le grand patron favorable au dumping social et farouchement opposé à la syndicalisation, a réussi ce tour de force d’avoir fait de l’homme blanc populaire, celui qu’on appelait jadis « Joe le plombier », l’électeur fantasmatique auquel chaque Blanc s’est identifié.
Trump a récolté 42% du vote féminin et 53% des femmes blanches l’ont choisi malgré ses discours misogynes. Comment l’expliquer?
Il faut comprendre cette nostalgie américaine que Donald Trump incarne jusque dans sa coiffure, dans cette vague ressemblance avec Ronald Reagan, luimême homme de télévision. Femmes et hommes se disent que finalement l’époque d’avant, celle des années 1950, celle de « Mad Men » si vous voulez, était certes une époque dans laquelle il n’y avait pas d’égalité entre les genres ni d’égalité raciale, mais où la famille de la classe moyenne connaissait la sécurité économique. Peut-être la femme restait-elle à la maison et ne pouvait accéder à l’éducation supérieure, mais les institutions communautaires – église, syndicat, voisinage – étaient solides. Le mari rapportait fièrement un salaire, on ne se demandait pas à la fin de chaque mois si on allait pouvoir payer son assurance santé, et on avait l’espoir d’une ascension sociale. Or, si comme les Noirs les femmes ont obtenu des droits formels, elles sont aujourd’hui aux Etats-Unis parmi les plus précaires, même dans la classe moyenne. Elles sont frappées de plein fouet par le creusement des inégalités et la désintégration des valeurs traditionnelles. Certaines se demandent à quoi a servi tout le mouvement d’émancipation né des années 1960. La mélancolie inquiète de leurs pères et de leurs frères alliée à leur propre précarisation explique en partie leur vote paradoxal.
Que représente le vote des minorités en faveur de Trump?
Un épiphénomène pour les Noirs. Sont davantage surprenants les 30% d’Hispaniques qui ont choisi Trump. Cela correspond à ce que des sociologues ont appelé le fait pour les premières générations d’immigrés de fermer la porte derrière eux. On peut imaginer que les Cubains de Floride, comme un certain nombre de familles hispaniques déjà bien intégrées mais toujours menacées de stigmatisation, préfèrent mettre fin à l’immigration plutôt que d’être identifiés à des hordes dangereuses et de risquer de perdre le peu d’américanité qu’ils sont parvenus à conquérir.
Il est aussi notable que 80% des évangéliques blancs ont préféré le candidat républicain…
Les évangéliques ou les protestants de façon générale représentent moins de 20% de l’Amérique aujourd’hui, tandis qu’ils étaient la majorité voici encore trente ans. Quand on a la préséance économique, c’est encore supportable. Mais quand la vulnérabilité économique s’ajoute au déclin démographique et religieux, la tentation est forte de chercher dans le système ceux qui conspirent à vous nuire. La haine contre Hillary Clinton, la femme, la bourgeoise, le membre de l’establishment, vient du fait qu’elle incarne avec son mari, fumeur de marijuana à cheveux longs dans les années 1960, tout ce que cette Amérique-là pense être la cause de la déliquescence. Les conservateurs ont entretenu la défiance vis-à-vis des politiques de redistribution et des institutions, mais ils ont échoué à étouffer la revendication sociale de leur base par l’opium du discours identitaire. Trump, lui, articulant les deux dans un discours disruptif et inconvenant, promet de restaurer l’âge de l’innocence, où il ne fallait s’excuser ni d’être un rustre ni un nationaliste vitupérant.
Cette élection a provoqué de fortes tensions. Comment voyez-vous l’avenir d’un pays aussi divisé?
Ce soubresaut de la démocratie réveille le spectre sécessionniste qui hante la république américaine. Mais une fois le temps de déploration et de choc légitime passé, il est intéressant de se dire que ce vote, à travers sa parole sauvage, exprime un désir de se réapproprier le politique. En effet, depuis des années, la logique néolibérale a dépolitisé les questions sociales et la démocratie représentative a été viciée par sa dérive ploutocratique. C’est ironique et tragique, mais Trump, créature Frankenstein de l’âge néolibéral, a persuadé 60 millions d’Américains qu’ils pourraient, par lui, recouvrer leur souveraineté. La passion démocratique qu’il a suscitée, parfois plus proche du mouvement de foule que du cri du peuple, est indéniable. Ce mouvement viscéral n’en est pas moins rationnel; c’est la tension mystérieuse qu’il faudra maintenant comprendre et résoudre.
En élisant Trump, les Américains ont dansé sur le volcan. Mais des millions de dissidents et les partis progressistes cherchent à tirer les leçons de cette séquence historique inouïe et sont déjà à pied d’oeuvre pour faire entendre une contre-parole. Quatorze millions de gens ont voté pour Bernie Sanders, il a créé un mouvement ; on dit le Parti démocrate prêt à redécouvrir sa gauche, au travers d’une Elisabeth Warren pourfendeuse de Wall Street et avocate de toujours des classes moyennes désaffiliées. Les associations des droits civiques sont face à de redoutables défis et les défenseurs de l’égalité vont devoir mettre en place une véritable résistance civile. Nous sommes à la veille d’un ressaisissement démocratique de ce côté-ci de l’Atlantique qui pourrait une fois encore nous surprendre.