Cinéma Son combat contre le Mediator est porté à l’écran. Entretien avec Irène Frachon
Avec “LA FILLE DE BREST”, Emmanuelle Bercot adapte au cinéma L’HISTOIRE DU MÉDECIN qui a révélé la toxicité du MEDIATOR. La vraie IRÈNE FRACHON nous raconte la genèse de ce film salutaire
Emmanuelle Bercot est donc retournée avec son équipe au bout du Finistère, où déjà elle avait séjourné pour tourner « Elle s’en va », l’histoire d’une femme, interprétée par Catherine Deneuve, qui décide soudain de rompre avec une vie qui ne lui ressemble plus. C’est aujourd’hui à une autre de ces héroïnesprès-de-chez-vous que la cinéaste consacre un film : Irène Frachon, médecin au CHU de Brest qui a révélé en 2009 de la toxicité cachée du Mediator, utilisé pendant trois décennies comme coupe-faim, scandale non éteint à ce jour tant la justice répugne à condamner les puissants. Irène Frachon s’est confrontée à un dilemme dont peu de gens sortent en accord avec leur âme et leur conscience : dire non ou se trahir soi-même. L’insurrection du petit médecin face aux crimes industriels impunis est le coeur de ce film politiquement désastreux pour les élus et les hauts fonctionnaires. Qu’a-t-elle pensé en voyant sa propre histoire à l’écran, incarnée par l’actrice danoise Sidse Babett Knudsen ? Nous le lui avons demandé.
Ce film montre une industrie pharmaceutique corruptrice et des autorités sanitaires aplaties devant son pouvoir financier et marketing. Ce scénario noircit-il la réalité?
Aucune outrance, hélas. L’Afssaps, l’agence de santé publique en charge de la pharmacovigilance, était totalement sous l’emprise de Servier et nombre de ses experts sont désormais mis en examen pour avoir été rémunérés clandestinement par la firme, alors qu’ils étaient censés rendre des avis indépendants. Quant à Servier, les cyniques salopards du film sont les mêmes que ceux qui, aujourd’hui, contestent férocement toutes les demandes de reconnaissance et de réparation des victimes. Leurs avocats ont réussi à ce que s’enlise le cours de la justice, notamment pénale. Il est sidérant qu’un film vienne immortaliser et graver dans la pellicule, ce marbre moderne, l’histoire d’un crime qui n’est toujours pas jugé.
Votre épopée pharmaceutique fait penser aux démêlés d’Erin Brockovich, dont Soderbergh a fait un film. Dès lors, il n’est pas étonnant que plusieurs réalisateurs vous aient contactée pour adapter votre livre (« Mediator 150 mg : combien de morts? », Dialogues, 2010). Pourquoi avoir choisi Emmanuelle Bercot?
Erin Brockovich, c’est ma grande soeur ! Avez-vous noté qu’Irène est quasiment l’anagramme d’Erin? Après la publication de mon livre et la révélation du scandale en novembre 2010, j’ai été très sollicitée. Un jour, j’ai reçu une lettre de la maison de production Haut et Court, signée par Caroline Benjo, productrice, et Emmanuelle Bercot. On a déjeuné toutes les trois. Emmanuelle me scrutait en silence avec ses grands yeux noirs, un peu intimidante. Elle m’a dit deux choses qui m’ont marquée : qu’elle réaliserait ce film en y mettant tout son coeur, et qu’elle avait voulu, petite, devenir chirurgien cardiaque comme son père, qu’elle accompagnait souvent au bloc. Pour me décider, j’ai regardé un film de chacun des réalisateurs intéressés. Pour Emmanuelle, c’était « Mes chères études », une histoire sordide de prostitution étudiante que j’ai trouvée dérangeante et même désagréable. Mais j’avais tellement peur d’un film larmoyant que je me suis dit qu’au moins, avec elle, ça ne serait pas le cas. De plus, Haut et Court a mis le prix, ce qui traduit un engagement sincère. Cet argent me permet d’aider des victimes asphyxiées financièrement par les manoeuvres juridiques de Servier et même de financer le transport du corps de victimes décédées, en vue d’une autopsie.
Emmanuelle Bercot raconte avoir cherché pendant un an qui pouvait jouer votre rôle. Un soir qu’elles dînaient toutes les deux, Catherine Deneuve lui a suggéré l’actrice danoise Sidse Babett Knudsen.
Je n’ai pas la télé mais je connaissais Sidse parce que François Samuelson, mon agent, m’avait prêté en 2013 le DVD de « Borgen » et que cette série nous avait captivés, mon mari et moi. Son personnage, Birgitte, tiraillé entre vie publique et vie de famille, nous faisait penser à ma situation. Fin 2014, Emmanuelle et Caroline m’ont invitée à dîner, avec ma fille Adèle. Elles avaient l’air gênées, elles tournaient un peu autour du pot pour nous annoncer qu’elles souhaitaient donner le rôle à une actrice étrangère, une Danoise. Lorsque nous avons compris de qui elles parlaient, nous avons sauté en l’air de joie, Adèle et moi !
Avez-vous travaillé avec Sidse Babett Knudsen pour l’aider à interpréter votre personnage? Quel effet de se voir ainsi incarnée?
Etre incarnée par Sidse, c’est le rêve ! Il n’y a pas eu de travail commun, non. Je l’ai invitée à déjeuner à la maison, en famille, tout cela paraissant aussi naturel que surnaturel, finalement. Elle a beaucoup travaillé à partir de vidéos où l’on me voit, des interviews, des conférences, et à partir d’un documentaire très précieux réalisé par Anne Richard pour Public Sénat, où je suis filmée durant toute l’année qui a suivi la sortie de mon livre. Ce documentaire, « l’Affaire Mediator », a beaucoup inspiré Emmanuelle Bercot pour la deuxième moitié du film. Bref, j’ai rencontré Sidse au début, puis, lorsque je la croisais au détour d’une scène pour elle et d’une consultation pour moi, elle me serrait dans ses bras. C’est tout. Nous avons eu une discussion importante où j’ai tenté de lui expliquer ce que je ressens lorsque je découvre une nouvelle victime du Mediator, lorsque j’assiste à son calvaire – chirurgie, hospitalisations, terreur face à la mort possible. C’est une révolte « tripale » qui me transforme en guerrière.
“LA RÉVOLTE A FAIT DE MOI UNE GUERRIÈRE”
La colère devient une arme redoutable. En découvrant le film, c’est cela que j’ai vu dans son interprétation. L’essentiel est là.
Pour vous, le film reflète donc votre façon d’être?
Beaucoup de personnes qui me connaissent bien sont frappées par la justesse de Sidse, jusqu’à éprouver la sensation de me voir vraiment à l’écran. Je l’ai ressenti également. Nous ne nous ressemblons pas, mais elle a attrapé quelque chose qui fonctionne très bien, aidée par le « dress code » improbable qui est le mien. Elle a aussi insisté pour porter ma propre croix huguenote. Ce qui est différent, c’est que j’ai moins protesté que son personnage, je ne me suis jamais disputée avec Antoine, mon confrère de Brest, je n’ai pas parlé avec cette véhémence devant la commission de l’Afssaps. J’avais bien trop peur. « Pousser » mon personnage était une volonté des scénaristes, Séverine Bosschem et Emmanuelle. Cela permet au spectateur de saisir les enjeux. Si tout se passe dans la tête, c’est plus compliqué de comprendre.
Benoît Magimel campe cet Antoine, le chercheur qui vous aide au CHU de Brest, mais son personnage est très loin de l’original. Ce mélange du vrai et du faux est dérangeant car le film est perçu aussi comme un documentaire.
Mais Antoine Le Bihan existe ! Il s’appelle Grégoire Le Gal dans la vie, un type brillant et formidable, professeur de médecine. Les scénaristes l’ont en effet modifié, pour que nous ayons des conflits à l’écran. Dans les faits, je ne me suis jamais brouillée avec lui, mais avec d’autres collègues, à Brest et surtout à Paris. Comme on ne pouvait pas multiplier les personnages, celui d’Antoine est un peu trafiqué, c’est un personnage composite inspiré par plusieurs médecins. Cela permet de comprendre les contradictions et les conflits intérieurs qui peuvent traverser les médecins hospitaliers, notamment lorsqu’ils ont des liens importants avec l’industrie pharmaceutique. Mais heureusement que j’ai eu Antoine, ce crack, pour mener avec moi une étude épidémio logique et la publier ! Le pauvre, je l’ai harcelé comme à l’écran. Je débarquais chez lui avec des jouets pour occuper ses enfants afin qu’il bosse, je l’attendais aux aurores devant son bureau. Il m’a même rappelé récemment que je l’avais remplacé d’autorité et au pied levé en garde pour qu’il termine l’article, sous les yeux interloqués des infirmières des urgences. Et le fait qu’il ait perdu des crédits et des appuis pour ses recherches, de par son implication dans l’affaire du Mediator, est tout aussi réel que son exil au Canada.
Connaissiez-vous Benoît Magimel comme acteur?
Je vais faire la groupie de base, mais j’avoue être fan de cet acteur magnifique ! J’ai rencontré un artiste fragile et tourmenté, très investi dans son rôle, notamment en hommage à sa mère, infirmière. Il a appris avec application l’art de la suture sur des peaux de banane, coaché par un ami chirurgien. Le résultat à l’écran est époustouflant.
Il y a dans « la Fille de Brest » une opération à coeur ouvert et une scène d’autopsie. Y a-t-il eu débat sur ce point?
Je tenais beaucoup à ces représentations réalistes, et je savais qu’Emmanuelle ne s’y déroberait pas. Elle ne pouvait pas me lâcher sur le pas de la morgue, alors que c’est là que se dévoile la vérité d’un crime dissimulé pendant des dizaines d’années. Ces images insoutenables m’ont submergée et me hantent depuis des années. C’est en ouvrant en deux le coeur d’une victime que j’avais connue que j’ai pu observer intégralement et comprendre les atteintes spécifiques du Mediator sur les valves cardiaques. On a affaire à un crime « chimiquement pur ». Il fallait que le spectateur se penche sur ce corps dépecé pour ressentir à son tour le vertige et l’effroi, sinon on ne comprend pas ce qui rend enragé un paisible médecin de province.
La scène est très impressionnante.
J’admire l’engagement de l’actrice Isabelle de Hertogh, dont le corps et le visage ont été intégralement moulés pour fabriquer une représentation de son buste et mimer l’opération, puis l’autopsie de son cadavre. Emmanuelle a tenu à ce qu’un vrai chirurgien cardiaque – mon collègue Ahmed Khalifa – opère. De même, c’est le vrai médecin légiste de l’hôpital, Emilie Martin, qui pratique l’autopsie. Je comprends que ces images hyperréalistes puissent choquer mais Servier et ses complices persistent à nier la réalité de ces morts.
Aviez-vous un droit de regard sur votre image et sur l’histoire?
J’étais consultante pour le scénario, mais dans un rôle de relecture « technique » qui portait sur la justesse scientifique des textes et des situations. Pour le reste, j’ai décidé de faire confiance. Mon seul regret est la quasiabsence de Xavier Bertrand, ministre de la Santé à l’époque, dont on n’aperçoit qu’une silhouette.
“CES IMAGES D’AUTOPSIE ME HANTENT DEPUIS DES ANNÉES”
Dans le film, on vous voit passer dans un couloir du CHU avec une blouse et des chaussons : vous dites bonjour à Irène Frachon.
Dès qu’il a été question d’un film, tout le monde m’a demandé si on me verrait à l’écran, façon Hitchcock. Vers la fin du tournage, Emmanuelle m’a proposé de tourner ce petit « clin d’oeil », filmée de dos. J’ai eu un mal de chien avec mon texte, deux mots ! Je devais dire : « Coucou Irène ! » et chaque fois je disais : « Coucou Sidse ! » Impossible de se saluer soi-même. Cela nous a valu un beau fou rire avec l’équipe de tournage.
Des membres de votre famille, des amis ou des camarades du CHU ont-ils participé au film?
Après la projection, j’ai écrit à Emmanuelle Bercot que l’aventure du tournage, que j’appréhendais un peu comme une nouvelle épreuve, a été un rare moment de lumière dans cette sale histoire, et un moment de réconciliation pour mes enfants, notamment pour ma cadette Amélie qui a vu sa mère accaparée puis submergée par cette tragédie. En famille et avec les équipes du CHU de Brest, nous avons découvert tous les métiers du cinéma, les nombreux techniciens, décorateurs, accessoiristes, costumières, régisseurs, scriptes… tous sincèrement engagés sur ce projet. L’installation d’une telle équipe, débarquant comme un cirque, accompagnée de gros camions et d’un incroyable bus de restauration, au sein d’un hôpital qui tourne à plein régime, est pleine de surprises. Emmanuelle, très attachée à l’authenticité des scènes, a décidé de tourner sur les vrais lieux de l’a aire – la salle d’op numéro 16, mon bureau qui est un vrai fouillis, celui d’Antoine – en limitant strictement le recours à des décors artificiels. De même, beaucoup de professionnels de l’hôpital ont joué leur rôle. Un vrai paysan breton, le père de mon ami cardiologue Yannick Jobic, interprète un de mes patients. Et pour faire répéter les jeunes acteurs censés incarner mes enfants, j’ai proposé les services de leur vrai professeur de musique, Régis Froidevaux. Le résultat sonne franchement bien. Ces chassés-croisés, pendant plusieurs mois, étaient des petits moments de magie.