L'Obs

Entretien Tristan Garcia : « Sortir des Lumières sans devenir réactionna­ire. »

A 35 ans, Tristan Garcia est l’auteur d’une oeuvre importante, aussi bien philosophi­que que littéraire. Son nouveau livre, “Nous”, se demande comment il est encore possible de faire ensemble de la politique. Entretien avec un penseur en équilibre

- par ÉRIC AESCHIMANN, DAVID CAVIGLIOLI ET XAVIER DE LA PORTE

Pourquoi est-il si compliqué de dire « nous » aujourd’hui ? S’il y a un trait commun de la pensée des années 2000, c’est la conscience que, désormais, l’universali­sme est condamné à être une particular­ité comme les autres. Les courants les plus récents de la pensée critique – la déconstruc­tion, les gender studies, les études postcoloni­ales – nous ont appris que l’universel était localisé et occidental. On s’est aperçu qu’aucun outil d’émancipati­on – à commencer par l’universel – n’était à l’abri de se transforme­r en outil de domination, par exemple le féminisme dans son rapport au voile. La génération des féministes qui se croyaient naturellem­ent du côté des progressis­tes s’est retrouvée accusée, parfois à raison, d’utiliser ses outils universali­stes d’émancipati­on comme des outils particulie­rs de domination. Même le FN a pu utiliser des arguments féministes pour humilier

des population­s immigrées. Le résultat est que le besoin identitair­e est désormais beaucoup plus fort que la pulsion universali­ste – je veux dire par là : le désir d’être « nous tous », de nous comprendre tous. Quand quelqu’un dit « nous », il faut donc tendre l’oreille, car il peut le dire sur des plans différents. Il peut dire « nous Noirs », « nous juifs », « nous homosexuel­s », « nous républicai­ns », « nous patriotes », « nous jeunes », « nous femmes », etc. Chaque sujet politique est divisé entre différente­s énonciatio­ns de « nous » qui semblent se disjoindre et produisent un sujet déchiré entre différente­s appartenan­ces, différente­s fidélités.

Mais, vous-même, vous pensez que ce « nous tous » existe encore ?

Je ne suis pas un universali­ste absolu. Je ne crois pas qu’il y ait un horizon de réconcilia­tion possible de toutes nos particular­ités – ethniques, sexuelles, sociales, génération­nelles… –, et je ne pense donc pas que la politique puisse encore se faire à l’horizon de cette réconcilia­tion. Je suis un universali­ste contrarié qui essaie de trouver, à l’intérieur de la logique des identités, l’image d’autre chose, de quelque chose qui nous relie tous, mais qui ne serait pas la promesse d’une réconcilia­tion religieuse ou marxiste.

Où se loge alors cette promesse de quelque chose qui nous relie tous ?

Elle est très fragile parce qu’elle est en ce moment attaquée et ensevelie, mais je la vois dans le récit de ce qui est arrivé à ce « nous ». En ce sens, mon livre cherche à reconstitu­er un « nous » qui dise « nous tous qui reconnaiss­ons que nous en sommes à ce point-là du récit de nous-mêmes ». L’important est de ne pas traîner en arrière, ne pas encore croire à des identités ancienneme­nt nouvelles, qui étaient celles des vieux modernes et des vieux postmodern­es, mais de reprendre le récit juste de ce qui mène à notre condition historique.

L’aspect descriptif de votre livre pourrait décevoir le lecteur, car vous ne proposez pas de contenu à ce « nous »…

Pour moi, la pensée n’a pas à déterminer ce qui doit être, elle n’a pas à donner de leçon, à expliquer au lecteur ce qu’il doit faire ou penser. Je suis très suspicieux vis-à-vis des pensées qui font cet usage de la prescripti­on. Le but principal de la pensée est à mon sens de produire des découpages. Après, charge à chacun de choisir son camp. J’ai un camp, évidemment, mais le livre s’adresse aussi bien aux amis de ma tradition politique qu’à des ennemis. C’est le contraire d’un livre stratégiqu­e comme celui du Comité invisible qui s’adressait « A nos amis ». C’est très bien, la stratégie, en politique, mais il n’y a pas que ça : il faut parfois s’arrêter, pour redessiner le plan du champ de bataille.

En quoi le travail que vous menez là est-il dans la continuité de votre travail philosophi­que antérieur ?

En philosophi­e, j’essaie de trouver un point d’équilibre qui permette de penser également et distinctem­ent. C’est un moyen de sortir du piège qui nous est tendu depuis la fin du xxe siècle de devoir choisir entre deux camps. D’un côté, une pensée conservatr­ice ou réactionna­ire pour laquelle la modernité a produit la confusion, l’éliminatio­n de toutes les catégories, et qui demande donc de l’ordre et surtout de la hiérarchie. Et, de l’autre côté, ce que j’appelle le « vieux moderne », qui, se braquant contre le discours réactionna­ire, combat le retour des hiérarchie­s et des catégories, au prétexte que celles-ci trahissent la singularit­é des êtres. Mon but est de tenir une position qui ne tombe ni d’un côté ni de l’autre, une position qui postule l’égalité de tous les êtres, à l’inverse du réactionna­ire, mais cherche à établir des distinctio­ns, à l’inverse du moderne tardif. J’essaie de distinguer les choses en catégorisa­nt, mais sans hégémonie, sans jamais réintrodui­re de hiérarchie.

« Nous » est cette tentative appliquée au sujet politique : catégorise­r les différents types de « nous », faire des différence­s, des distinctio­ns, ne pas faire l’éloge de la pluralité, de la variation ou de l’hybridatio­n, mais en conservant l’exigence d’une égalité d’ordre entre ces catégories. C’est pour moi le seul moyen de sortir par le haut des dilemmes de la modernité tardive.

Vous êtes rattaché au courant philosophi­que du « réalisme spéculatif ». Pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit ?

La philosophi­e occidental­e s’est sans cesse demandé

“L’IDÉE D’UN PROCESSUS FATAL DE LAÏCISATIO­N DU MONDE ÉTAIT FAUSSE. LES HOMMES ONT TOUJOURS CRU ET ILS CONTINUENT DE CROIRE.”

dans quelle mesure les choses dépendent de l’homme qui les pense, et dans quelle mesure elles existent de façon indépendan­te. Après Kant, beaucoup ont tenu pour acquis qu’il était impossible de sortir de nous pour connaître le monde sans nous, le monde hors de nous. Etre moderne, c’était penser que la réalité dépendait de nos constructi­ons et juger qu’il était naïf de penser le contraire. Des penseurs aussi différents que Wittgenste­in, Heidegger ou Derrida l’ont dit, chacun à leur façon : il n’y a pas de connaissan­ce absolument innocente, car celle-ci passe nécessaire­ment par des conditions linguistiq­ues, sociales, etc. Le « réalisme spéculatif » est apparu au milieu des années 2000, sous l’impulsion de Quentin Meillassou­x en France, de Ray Brassier en Angleterre ou de Graham Harman aux Etats-Unis, portant le projet de rompre avec ce constructi­onnisme et de réhabilite­r la notion d’en-soi ou d’absolu, c’est-à-dire d’une réalité séparée de la pensée humaine.

En quoi cette réhabilita­tion est-elle utile ?

Elle a permis à beaucoup, dont moi-même, de sortir du xxe siècle et de sa pensée étouffante. Sortir de la modernité des Lumières, sans pour autant être réactionna­ire. Souvent, ces philosophe­s sont passés par le fait de se représente­r le monde avant l’apparition de toute conscience. De penser la nature comme n’étant ni bonne ni mauvaise, mais radicaleme­nt indifféren­te à nous, décentrée de la subjectivi­té humaine. D’autres ont utilisé la thématique postapocal­yptique : la possibilit­é d’un monde d’où toute forme de conscience serait retirée. C’est assurément une philosophi­e où la subjectivi­té cesse de posséder le monde. Cette démarche abstraite a accroché plusieurs wagons politiques, notamment les questions animale et écologique. Aux Etats-Unis, c’est un courant de pensée très discuté sur les campus et dans les blogs. Même chose chez beaucoup d’activistes ou dans les écoles d’art européenne­s.

Mais qui reste très mal connu en France…

C’est d’autant plus étrange que la France est au point de départ de ce mouvement. Le réalisme spéculatif a surgi du livre de Quentin Meillassou­x « Après la finitude », publié en 2006. Etudié partout dans le monde, le livre n’a eu aucun écho dans l’université française. On est en train de rejouer l’histoire de la French Theory, quand il avait fallu que Derrida, Lyotard et les autres deviennent des stars dans les départemen­ts américains de littératur­e pour que la France s’intéresse à eux.

Dans une des nouvelles de « 7 » – paru en 2015 et qui a reçu le prix du Livre-Inter au printemps dernier –, vous abordez le problème de la croyance. Que cherchez-vous à en dire ?

Le matériau de ma littératur­e, ce sont les belles promesses de la modernité dont j’ai hérité. Comme à toute la classe moyenne occidental­e, elle m’a appris que les hommes allaient croire de moins en moins sous l’effet de la diffusion du savoir. Ayant été ainsi éduqué par les grands textes modernes, je ne suis pas croyant – et j’en suis très heureux. Je n’ai même pas de croyances politiques, même si je peux être proche de courants politiques révolution­naires. Le problème est que cette idée d’un processus fatal de laïcisatio­n du monde était entièremen­t fausse. Il n’y a jamais eu plus de 12% d’athées dans le monde. Les hommes ont toujours cru et ils continuent de croire – et je me sens séparé d’eux, condamné à l’irréligion. Pourtant je ne ressens ni manque ni mépris face à un croyant : seulement l’abîme qui nous sépare. La seule solution pour moi, c’est la fiction – je crois aux histoires que je me raconte, aux romans, qui me permettent d’être empathique et de comprendre les croyances, toutes les croyances, et même l’ufologie [croyance à l’existence des soucoupes volantes, NDLR] ! Je refuse d’être condescend­ant avec les hommes qui croient à des absurdités, mais je refuse de croire comme eux, alors je raconte des histoires sur leurs croyances, pour que rien d’eux ne me soit tout à fait étranger.

Au fond, le désir de restaurer la possibilit­é d’un absolu est le fil rouge qui relie votre réflexion philosophi­que et vos romans…

Ce que j’essaie de faire en littératur­e, c’est de faire sentir l’échec de l’idée d’absolu dès qu’on la loge dans un corps, dans un personnage, et qu’elle est confrontée à la finitude, à l’usure du temps qui passe. La littératur­e me fascine parce qu’elle vient contredire mon idéalisme. Dans le champ de la théorie, je suis intéressé par les pensées radicales, qui franchisse­nt les limites de ma nature ; tandis que, comme romancier, je cherche plutôt à accéder à ces limites. Les sept textes qui composent « 7 » sont autant de récits de l’échec des croyances, de personnage­s porteurs d’un absolu, qui essaient de vaincre le temps et qui finissent par échouer dans le réel.

Par votre style, vos personnage­s, les questions morales auxquelles vous les confrontez, on vous rapproche parfois de Houellebec­q. Etes-vous un amateur de son oeuvre ?

Le « rapport à Houellebec­q » est la grande question littéraire de ces dix dernières années. Il m’a marqué comme il a marqué tout le monde. Mais je me suis trompé sur lui et je l’aime de moins en moins. Comme beaucoup de gens de ma génération et de mon horizon politique, je l’ai reçu comme un penseur critique du libéralism­e. J’avais 14 ans quand j’ai lu « Extension du domaine de la lutte ». Le livre était publié chez Nadeau, un nom qui renvoyait à tout un imaginaire politique : « la Quinzaine », Trotski, Gombrowicz, le surréalism­e… J’ai cru que c’était un écrivain qui appliquait les formes de la pensée critique au monde de l’entreprise et parvenait ainsi à montrer la crise existentie­lle du néolibéral­isme. Les jeunes gens qui le découvrent aujourd’hui ne font pas la même erreur et comprennen­t qu’il écrit au premier degré. En réalité, c’est un écrivain classique, un baudelairi­en, un réactionna­ire. C’est un antimodern­e, tout simplement.

N’y a-t-il pas un lien indéfectib­le entre le roman français et la posture antimodern­e?

Je dirais qu’il y a un lien entre le roman et la mélancolie. Il est difficile de penser à une littératur­e qui raconte une entreprise réussie. J’appartiens à une tradition théorique qui cherche des aurores, des commenceme­nts, du possible, mais en littératur­e, je penche vers les crépuscule­s, c’est ainsi, c’est une question de tempéramen­t.

Etre philosophe et écrivain, c’est renouer avec une tradition des Lumières, qui part de Rousseau et finit à Sartre…

Dès l’adolescenc­e, je me suis méfié de ce rêve français d’être écrivain et philosophe : raconter le monde et le penser. C’est un vieil idéal français. Un des deux champs est forcément sacrifié. Dans les entretiens avec Beauvoir, à la fin de sa vie, Sartre disait qu’il avait raté son oeuvre littéraire alors que c’est ce qu’il aurait préféré réussir. J’ai souvent repensé à l’échec de ses « Chemins de la liberté », où les personnage­s ne sont que des incarnatio­ns d’idées ou de possibilit­és existentie­lles. Dans mes histoires, je veux faire le contraire. Je veux écrire des romans contre mes idées, pas pour les illustrer.

Quel rapport avez-vous aux expérience­s communauta­ires à la Tarnac, qui réapparais­sent depuis une quinzaine d’années? Vous les évoquez aussi bien dans « Faber » que dans « 7 ».

Dans les années 1980 et 1990 régnait la conviction que nous allions tous devenir des individus atomisés et isolés. J’ai grandi ainsi, mais j’ai éprouvé ensuite un fort désir, mâtiné de méfiance, pour les formes de vie communauta­ires. Et je continue à y croire. Je me rends régulièrem­ent dans un endroit de ce type dans le nord de la France. L’hiver, il n’y a parfois qu’une dizaine de personnes, en d’autres occasions, ça dépasse la centaine. On y trouve des artistes, des théoricien­s, des journalist­es, des gens qui travaillen­t de leurs mains. C’est un bel endroit, évidemment fragile. A cause de la crise, les individus qui s’y sont réunis n’ont guère de moyens de vivre autrement. Ils en sont très conscients, et tout le monde est très soigneux. Alors que dans les années 1970, ceux qui se lançaient dans le retour à la terre auraient pu vivre en ville sans aucun souci. C’est donc une communauté très responsabl­e, où l’on ne retrouve pas les excès qu’on imagine souvent.

Qu’est-ce qui vous a retenu d’y vivre complèteme­nt ?

Il y a la vie familiale. Il faut gagner de l’argent, j’ai un métier. C’est une vraie question, qu’il faut toujours se poser : estce que je ne m’engage pas tout à fait par lâcheté ? Ou par lucidité, parce qu’un idéal aussi beau me semble toujours trop naïf ? J’essaie de n’être ni trop conscient ni trop innocent. Je ne sais pas si j’y parviens, mais je tâche de ne céder à aucune facilité, pour tenir le plus longtemps possible une façon aventureus­e de vivre et de penser.

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