Tribunes de François Cusset, Loïc Blondiaux et Didier Fassin.
posture d’apaisement – comme si l’inquiétude du monde pesait enfin sur l’oncle Picsou, ou si l’épuisait l’idée de ce monstre brandi hier par le stratège de campagne. Donc il ne biffera pas tout l’héritage Obama, ne désengagera pas l’US Army des quatre continents, n’en veut plus à ses opposants, et ne parle plus de ce mur le long du Rio Grande. Mais le mal est fait : l’inébranlable démocratie américaine, hystérisée par l’argent et le marketing mais modérée par ses garde-fous institutionnels, a rendu possible l’élection d’un homme dont la rhétorique inconséquente, les provocations haineuses et la biographie tapageuse sont une négation de la politique.
Pourtant, le problème n’est pas Trump, mais cet effarant moment historique qui l’a produit. Plus qu’un bonimenteur, un arriviste obscène ou un xénophobe d’avant-guerre, ou même, pour citer les mots rageurs de Robert De Niro, « un porc, un chien, un débile qui ne sait pas ce qu’il dit », Donald Trump est le résultat mathématique de quatre décennies de droitisation de l’Amérique et du monde. Il est le fruit tumescent, impudique et putréfié que récolte d’un air faussement surpris un monde qui l’a semé des décennies durant. Il est le précipité d’une alchimie historique, d’une opération idéologique d’extension indéfinie du domaine de la droite. Et s’il l’est, c’est à trois titres au moins, plus significatifs que ses saillies.
Parce qu’en lui s’accomplit, d’abord, la fusion rêvée par quelques-uns, depuis les origines du néolibéralisme, entre pouvoir économique et sphère politique, management et gouvernement, business et chose publique, aux dépens de la seconde série, si frustrante dans l’optique du rationalisme marchand, et sacrifiée pour de bon au nom de l’efficace et du rendement roi. L’homme qui hurla six années durant sur un plateau télé « Vous êtes viré! » (comme animateur du jeu The Apprentice) gérera le chômage comme un DRH, la géopolitique mondiale comme un plan d’investissement, et la nation elle-même comme une grosse entre- prise. Trump incarne ensuite le triomphe de la pulsion cathartique, l’avènement d’une logique du bouc émissaire qui, pour avoir toujours servi les desseins des pires politiciens, n’avait jamais été systématisée dans le rôle de la réponse à tout : imputer aux latinos sans papiers le chômage des petits Blancs, aux Noirs la violence du pays, aux Chinois la ruine de l’industrie, aux bobos véganes le blues des agriculteurs et aux femmes libérées le déclin de la virilité, c’est insuffler la pulsion de mort, justifier la guerre, et toujours nier la politique, qui suppose des sujets sociaux responsables, capables de penser et d’agir collectivement (soit le concept d’agency, pivot de la pensée politique américaine).
Et puis, last but not least, un troisième facteur incluant les deux premiers fait du choc Trump un moment de vérité : c’est moins le magnat de l’immobilier qui a rejoint la politique que l’époque qui peu à peu l’a rejoint – un peu comme, dans un genre très différent, si Alain Juppé est vu aujourd’hui en recours des modérés (voire de la gauche), ce n’est pas qu’il ait changé d’un iota par rapport au libéral-autoritaire de 1995, c’est que tout le spectre politique s’est déplacé. Car cette droite nouvelle, dont l’hégémonie mondiale a enfanté du monstre Trump, est l’alliance tactique, espérée par les idéologues de la guerre froide puis nouée dans les brumes de l’après-11 Septembre, entre deux familles longtemps incompatibles, que leur coalition rend cette fois toutes-puissantes : la droite réactionnaire, chrétienne et ethnocentrée, patriote et machiste, et la droite anarcho-libertaire du capitalisme débridé, plus ludique, moins conformiste, plus novatrice, moins conservatrice. Ce mariage de l’entrepreneur héros et de la bannière étoilée, de la réaction et des marchés, ou dans le programme de Trump, du protectionnisme et de l’argent roi, laisse en face bien peu de place à feu la gauche – ou au clivage, qui l’a tuée, entre le cynisme austéritaire des gauches « de pouvoir » et un désir d’alternative réelle qui s’est bien souvent réfugié hors du champ politique. En ce sens, oui, l’effet Trump pourrait bien produire le pire de ce côté-ci de l’Atlantique.
Dernier ouvrage paru : « la Droitisation du monde » (Textuel, 2016)