Entretien avec Christophe Guilluy
Pour le géographe Christophe Guilluy, ce sont les inégalités de la mondialisation et la relégation des plus modestes à la périphérie qui font le lit des populismes
ET BIENTÔT LA FRANCE ?
Le vote qui secoue les Etats-Unis peut-il connaître un équivalent en France, devenue, dites-vous, une société « américaine » inégalitaire et multiculturelle comme les autres?
La victoire de Donald Trump, c’est le vote d’une Amérique périphérique tout à fait comparable à la France périphérique. Le modèle anglo-saxon inégalitaire s’est imposé à travers la planète. Avec des particularités locales, on observe des évolutions identiques dans l’ensemble des pays développés qui conduisent aujourd’hui au rejet de la classe politique, des médias et des élites au sens large. C’est un phénomène profond et durable
de désaffiliation sociale et culturelle. Depuis les années 1980, la classe ouvrière est laminée par la désindustrialisation. Les employés et les « petites » classes moyennes – accusées d’être trop payées, trop protégées – sont fragilisés, ou même privés d’emploi, par la division internationale du travail. Ces populations sont reléguées dans des zones périphériques, à l’écart des grandes métropoles transformées en citadelles où se concentre une élite. Celle-ci capte, elle, l’essentiel des bienfaits de ce modèle. Les classes populaires se trouvent coincées, sans la moindre perspective d’avenir ni pour elles, ni, ce qui est plus grave encore, pour leurs enfants.
Comment cette « fracturation » de nos sociétés s’est-elle opérée?
On assiste à une polarisation des emplois. D’un côté se développent des postes très qualifiés, de l’autre essentiellement des métiers de service, les emplois industriels disparaissant vers les pays où la main-d’oeuvre est la moins coûteuse. Autrefois, la croissance industrielle nécessitait la présence d’une population ouvrière dans les villes et leurs banlieues immédiates, ces zones dynamiques où se créait la richesse. Les nouvelles élites qui occupent les emplois du haut de l’échelle habitent repliées sur elles-mêmes dans les métropoles où vit 40% de la population (une proportion stable depuis plusieurs décennies). Seules quelques enclaves de logements sociaux subsistent pour répondre à leurs besoins : services de proximité, personnel de nettoyage, nounous, restauration, etc. Il s’agit souvent de populations immigrées qui permettent de maintenir la fiction d’une ville ouverte et mixte. Le reste des classes populaires est relégué, non dans une France périurbaine (qui peut recouvrir des zones riches), mais dans une France éloignée de tout où la fermeture d’une seule entreprise est un drame, et où disparaissent chaque jour des opportunités.
Les classes supérieures, qu’elles votent à gauche ou à droite, se partagent les fruits d’un modèle économique mondialisé qui repose sur l’exclusion des classes populaires et l’exploitation des travailleurs d’autres pays. Pendant que le chômage et la précarité frappent une majorité d’ouvriers et d’employés dont le niveau de vie a encore fortement chuté depuis la crise de 2008, les cadres supérieurs eux, continuent à s’enrichir. Evidemment, tout n’est pas rose mais ils vivent bien, partent en vacances, habitent dans des endroits corrects, épargnés par l’insécurité, et leurs enfants peuvent faire des études supérieures.
Pourquoi ces nouvelles frontières sont-elles longtemps restées invisibles?
Tout en s’élevant souvent contre le grand capital et la mondialisation, l’une des caractéristiques de ces nouvelles classes urbaines est de dissimuler leur statut social. Elles font croire qu’elles appartiennent à la classe moyenne, « comme tout le monde ». Cette bourgeoisie mondialisée dont le mode de vie dépend étroitement de l’exploitation d’une main-d’oeuvre émigrée ou lointaine affiche un altruisme apparemment sincère. Or, sans l’assumer, elle participe à l’éviction des classes populaires du coeur des villes et du parc privé des logements. Nulle volonté de chasser les pauvres, nul complot, simplement l’application stricte de la loi du marché de l’immobilier. La carte de France des prix au mètre carré révèle comment l’explosion des prix, y compris dans les arrondissements « populaires » des grandes villes, a érigé de véritables ghettos. En économisant 100 euros par mois, un salarié moyen, au bout de dix ans, ne pourrait s’offrir que 1 mètre carré dans Paris! Coincée entre la flambée des prix de la pierre, la déqualification et la précarisation de l’emploi, cette France populaire ne croit plus au discours des politiques, ni aux médias. Elle refuse les accords d’échanges internationaux. Elle n’attend plus rien de la France d’en haut, ne lui accorde aucun crédit. Elle vote Front national.
Mais les produits à bas prix de la mondialisation ne profitent-ils pas à tous?
La France reste un pays riche, notre PIB n’a pas cessé d’augmenter et même les plus modestes peuvent remplir leur chariot au supermarché, mais ce modèle économique ne suffit pas à faire société. Pendant les Trente Glorieuses, les classes populaires n’étaient pas beaucoup plus riches qu’aujourd’hui, mais elles ne se sentaient pas niées. Elles éprouvent un sentiment d’exclusion et de déni. Avec d’autant plus de force que leur opinion est méprisée, tournée en ridicule par la nouvelle bourgeoisie. Les bobos vantent un modèle « ouvert », défendent un réseau virtuel qui gommerait les inégalités géographiques, ces nouvelles technologies qui permettent de vivre indifféremment au fin fond du Cantal ou à New York. C’est totalement hypocrite. Lorsqu’il s’agit de mettre leurs enfants à l’école, de cultiver leurs fréquentations pour trouver un emploi ou faciliter le parcours de leurs héritiers, les élites mesurent tout à fait combien il importe de se fréquenter, d’habiter les mêmes lieux… Le réseautage et l’entresoi n’ont jamais été autant pratiqués.
Pourquoi en arrivons-nous, selon vous, aujourd’hui à un déni de démocratie?
Les plus aisés sont les promoteurs actifs des bienfaits d’une société soi-disant ouverte et multiculturelle. En fait, ils exercent une véritable domination culturelle. A la télévision, les cadres supérieurs représentent à eux seuls 57% des personnes interviewées contre 2% d’ouvriers. Lycéens, chômeurs, inactifs qui, pourtant, représentent 38% de la population, sont à peine 10% à s’exprimer dans les programmes. Les films, les séries, les documentaires qui représentent le monde sont conçus et réalisés par la même bourgeoisie. Et les journaux sont eux aussi dans ses mains. Au nom d’une posture morale, cette élite entend délégitimer toute rébellion des classes populaires. Et lorsque celles-ci se révoltent, votent à l’encontre de ses prescriptions, cette France d’en haut hurle au fascisme, demande qu’on revote comme les Londoniens après le Brexit ou comme les manifestants anti-Trump aujourd’hui aux Etats-Unis. Nous ne pourrons sortir de cette impasse qu’en ouvrant les yeux sur la radicalité de ce conflit de classe qui ne dit pas son nom.
Il a signé deux essais remarqués et polémiques, « Fractures françaises » (2013) et « la France périphérique » (2015). Il vient de publier « le Crépuscule de la France d’en haut » chez Flammarion.