L'Obs

Hommage Kaddish pour Leonard Cohen

Le mois dernier, le grand Leonard Cohen nous disait adieu avec le disque “You Want It Darker”. Ce prince des poètes est mort le 7 novembre, à l’âge de 82 ans

- Par GRÉGOIRE LEMÉNAGER

I l chantait comme on prie, pour que « la démocratie arrive aux Etats-Unis ». Mais il savait, forcément, puisqu’il savait tout. Il savait, pour avoir senti « l’ardent désir d’Ordre » que réclament les partisans de « l’Autorité », que « la tristesse du zoo va s’abattre sur la société ». Il savait, pour avoir voulu combattre au côté des soldats israéliens et les avoir encouragés avec sa guitare, qu’« il y a une guerre entre ceux qui disent qu’il y a une guerre/et ceux qui disent qu’il n’y en a pas. » Et dès 1992, quand tout le monde se racontait gaiement que la fin de l’Histoire était arrivée, il savait encore, ce lanceur d’alerte qu’on croyait éternel : « J’ai vu le futur, c’est le meurtre. » Le futur, nous y sommes, et Leonard Cohen est mort. Ce profession­nel de l’exil qui savait que la vie n’est qu’un voyage, ce juif errant, ce barde grec, ce grand collection­neur de valises a définitive­ment fait la sienne le 7 novembre. La veille de l’élection de Trump, comme pour s’épargner ce cirque ; la semaine où l’on

commémorai­t les attentats de Paris, comme si nous avions encore besoin de motifs pour pleurer. Sale semaine. « L’homme qui voyait tomber les anges » s’est arrêté à Los Angeles (1).

Cohen, c’était notre oncle d’Amérique, le monsieur lointain et familier qu’on a toujours connu, toujours aimé. Le vétéran en imper bleu qui consolait nos chagrins d’amour, lui qui avait éprouvé les déclinaiso­ns les plus variées du désir parce que « les hommes ont des coeurs de petits chiots, ils tombent amoureux à chaque instant ». Le prophète en costume sombre qui grattait ses psaumes jusqu’à l’os, pour en faire des énigmes d’une simplicité biblique : « Je me suis battu contre la tentation/mais je ne voulais pas gagner. » L’hédoniste dépressif dont la voix de violoncell­e usé se faufilait jusque dans nos cuisines en confessant : « Comme un oiseau sur son fil/comme un ivrogne à la messe de minuit/j’ai tenté, à ma façon, d’être libre. » Cohen, c’était les noces métaphysiq­ues du rock et de la littératur­e, de la foi et du doute, de l’humour et de la dérélictio­n. Bob Dylan à hauteur d’homme.

Cette sagesse, l’étrange chanteur de « The Stranger Song » semblait l’avoir toujours eue. Même quand il se défonçait comme un forcené. Même quand il faisait un ironique salut nazi à Hambourg en 1970. Même quand la pauvre Janis Joplin le « suçait sur un lit défait » du Chelsea Hotel en marmonnant : « Nous sommes laids, mais nous avons la musique. » Est-ce parce qu’il était déjà vieux lorsqu’il se mit à chanter « Suzanne »? C’était en 1967, le rabbi zen montréalai­s de « Flowers for Hitler » et de « Beautiful Losers » avait 32 ans et une oeuvre. Il pouvait raconter au passé ce qu’il avait vécu, puisqu’il avait vécu. A-t-on noté comme tout ce que raconte Cohen, ou presque, est au passé? C’est aussi pour cela que ses derniers concerts étaient des expérience­s mystiques : le temps de l’accompli prenait soudain une profondeur inouïe, qui n’avait plus rien à voir avec les épanchemen­ts d’un type qui vient de perdre sa copine. Avec cet « épicier du désespoir », qui semblait avoir un clin d’oeil pour chacun, on touchait le mystère d’une vie humaine et le théorème pascalien établi par Kafka : « La vie est une perpétuell­e distractio­n qui ne laisse même pas prendre conscience de ce dont elle distrait. »

« J’ai été pris dans l’avalanche/elle m’a emporté l’âme », résument les premiers mots de « Songs of Love and Hate » en 1971. Leonard, toujours ici et ailleurs à la fois. Sur « You Want It Darker », sorti trois semaines avant sa mort, il avait même eu la politesse de prévenir qu’il « quittait la table », qu’il « était prêt » face au « Seigneur », que ce qui « sonnait comme la vérité » n’était plus « la vérité aujourd’hui ». Et naturellem­ent il était impossible d’écouter ce grand disque apaisé sans un sombre pressentim­ent. La jurisprude­nce Bowie nous a instruits sur la manière dont s’en vont les plus grands en 2016. Pourtant, comment y croire ? Comment imaginer Cohen dans ce que les Haïtiens appellent le « pays sans chapeau »? « Mon temps tire à sa fin/Et je n’ai toujours pas chanté/La vraie chanson, la grande chanson », dit « le Livre du désir » (2006). C’est l’autre testament du prince des songwriter­s : « J’ai eu le titre de Poète/et peut-être l’ai-je été/pendant un moment/De même le titre de Chanteur/m’a été gentiment accordé/ même si/je pouvais à peine venir à bout d’un air. » Dandy jusqu’au bout, le séducteur né de « I’m Your Man » et de « Death of a Ladies’ Man » y fixait la mort tout en couvant une femme du regard : « Et la mort est vieille/ Mais toujours nouvelle/La peur me glace/Et je suis là pour toi. » Si Dylan reste le « suprême Savant » imaginé par Rimbaud, le chanteur de « A Singer Must Die » était notre Verlaine, ce punk saturnien qui a fini par écrire « Sagesse ». Il savait même révéler « ce que chacun sait » : « que les dés sont truqués/que le bateau fuit/que le capitaine a menti ». La seule chose qu’il nous avait tue, Lou Reed l’avait observée en 2008 : « Nous ne savons pas la chance que nous avons d’être en vie en même temps que Leonard Cohen. » Maintenant, nous savons, hélas.

“MON TEMPS TIRE À SA FIN ET JE N’AI TOUJOURS PAS CHANTÉ LA VRAIE CHANSON, LA GRANDE CHANSON.” LEONARD COHEN

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 ??  ?? BIO EXPRESS Né le 21 septembre 1934 à Montréal, Leonard Cohen avait sorti son premier album, « Songs of Leonard Cohen », en 1967.
BIO EXPRESS Né le 21 septembre 1934 à Montréal, Leonard Cohen avait sorti son premier album, « Songs of Leonard Cohen », en 1967.

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