L'Obs

Le point de vue de Daniel Cohen

- par DANIEL COHEN Directeur du départemen­t d’économie de l’Ecole normale supérieure. D. C.

Un Brexit puissance dix… C’est Trump lui-même qui avait fait le parallèle. Il n’avait pas tort. Les forces sont les mêmes, et l’impact est infiniment plus profond. C’est la planète qui tremble des conséquenc­es de son élection, qu’il s’agisse de la paix au MoyenOrien­t, du commerce mondial ou du réchauffem­ent climatique. Mais, comme pour le Brexit, c’est le message politique qui résonne le plus fort. Le même ressentime­nt s’est exprimé. Celui des « petits Blancs », qui ont voté aux deux tiers pour lui (dans le lexique américain, les White without college education). Le ressentime­nt de ceux qui vivent dans un environnem­ent rural et qui détestent les valeurs des grandes villes : les droits des homosexuel­s, le féminisme, le multicultu­ralisme… Que leur o re Trump? Juste ça. La reconnaiss­ance de leur souffrance, de leur demande infinie de protection. Il construira peut-être un mur, comme dans la série « Game of Thrones », organisera la traque des sans-papiers, dénoncera peut-être aussi les accords commerciau­x avec le Mexique et la Chine. Mais ce n’est pas comme ça qu’il reconstrui­ra, autrement que fantasmati­quement, la classe moyenne américaine.

Les économiste­s ont forgé un terme pour décrire la situation économique des Etats-Unis : la polarisati­on de l’emploi. Tout en haut, on trouve les superjobs, ceux des 1%, qui ont capté à eux seuls la moitié de la croissance économique. Tout en bas les bullshit jobs, ceux dont personne ne veut, dans le bâtiment, l’arrière-cuisine, les ordures, que seuls les immigrés acceptent parce que c’est leur ticket d’entrée dans la société. Et, au milieu, une classe ouvrière qui a subi la désindustr­ialisation, une classe moyenne inférieure qui a perdu tout espoir de promotion parce que les logiciels ont rendu inutiles les emplois intermédia­ires qu’elle occupait, ceux dont la fonction était de faire le lien entre le haut et le bas de la société.

Un mur érigé contre le reste du monde ne su ra pas à bloquer ces évolutions, pour l’essentiel internes. Reconstrui­re une société décente sera le travail d’une génération, comme au

siècle après la révolution industriel­le. Bernie Sanders avait réussi à galvaniser la jeunesse avec des propositio­ns fortes, telle la gratuité des études. Obama avait fait de la santé le fil conducteur de sa première campagne. Hillary n’a pas su recréer l’enthousias­me de ses deux anciens concurrent­s. Sans doute parce qu’elle était trop liée au « système », à l’establishm­ent, pour séduire les classes populaires, peut-être aussi parce qu’elle a trop compté sur sa féminité comme argument politique (53% des femmes blanches ont finalement voté contre elle !).

James Carville, l’ancien conseiller de Bill, lui a reproché d’avoir oublié son célèbre slogan : « It’s the economy, stupid. » Par cette formule, il voulait dire que c’est sur l’économie (l’emploi, les inégalités…) que la gauche gagne ou perd, et sur les valeurs que la droite fait la di érence. On y verra un défi stimulant et la tragédie de notre époque : les valeurs morales de la gauche ne font plus gagner les élections.

“RECONSTRUI­RE UNE SOCIÉTÉ DÉCENTE SERA LE TRAVAIL D’UNE GÉNÉRATION.”

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France