L'Obs

Le regard d’Abdennour Bidar

- Par ABDENNOUR BIDAR Philosophe, essayiste, spécialist­e de l’islam et des évolutions contempora­ines de la vie spirituell­e A. B.

Que ça nous serve de leçon. Les Etats-Unis viennent de payer le prix de la colère populaire. Plus précisémen­t de cette colère lorsqu’il n’y a plus pour l’entendre et pour la récupérer que les leaders populistes qui la traduisent en intoléranc­e, repli sur soi, rejet de l’autre – Trump là-bas, Le Pen ici. J’ai beaucoup entendu gloser depuis quelques jours sur cette colère mais pas grandmonde pour dire ce qui me semble pourtant une évidence : il n’y a pas de fatalité à ce que la colère d’un peuple s’exprime ainsi de la façon la plus catastroph­ique; on peut l’éviter à condition de proposer à cette colère autre chose que le retour en arrière, l’exaltation d’une identité ou d’une grandeur disparues, autre chose que les passions tristes et dangereuse­s de la nostalgie, de la peur du présent et de l’avenir, de la haine vis-à-vis de l’étranger et du ressentime­nt face aux puissants. Ce qui vient de se passer aux Etats-Unis, c’est la mésaventur­e d’une colère abandonnée à elle-même, en période de grand vide idéologiqu­e, d’absence de tout horizon ou idéal collectif digne de ce nom, de terrible traversée du désert de l’espérance et du sens. Dans le contexte d’un vide aussi abyssal, la colère d’un peuple n’a presque aucune chance d’accoucher de quelque chose de positif. Comme rien ne se présente qui viendrait la soulever au-delà d’elle-même en « grand combat » pour des idéaux humanistes, elle s’effondre invincible­ment dans le pire… Et elle en arrive donc à élire ceux qui finiront le travail, les fossoyeurs qui précipiter­ont tout le monde dans le chaos. Après la dissolutio­n de toute cohésion sociale sous les coups conjugués des inégalités, des discrimina­tions, de l’individual­isme, du relativism­e, du communauta­risme, du multicultu­ralisme, du libéralism­e, le dernier stade de la décomposit­ion survient lorsque tout cela a engendré une souffrance, une angoisse, une frustratio­n, une rancoeur, qui se voient sans remède et sans issue. Lorsqu’un sentiment de mal-être trop élevé est atteint, la masse humaine ne réfléchit plus. Elle se met alors à réagir à l’instinct, tel un animal traqué qui se retrouve acculé. Elle répond à la violence ressentie par une autre violence.

Ici en France, il est encore temps de prendre un autre chemin. D’écouter la colère avant qu’elle dégénère. De lui proposer de s’investir non pas dans des violences et des « guerres contre » mais dans des « combats pour ». Pour recréer un triple lien crucial : le lien de solidarité, d’équité, de partage et de tolérance avec l’autre ; le lien de respect et d’harmonie avec la nature et l’animal ; le lien de connaissan­ce de soi avec notre propre intériorit­é. Car la mère de toutes nos crises est bien la grande déchirure de tous ces liens nourricier­s pour notre humanisati­on, notre progrès d’être et de conscience personnel et collectif. Voilà à mon sens le combat le plus noble et positif où investir nos colères. Il y a un risque énorme dans la colère d’un peuple lorsqu’elle monte sans que rien n’arrive plus à la calmer. Mais il y a aussi en elle une formidable énergie lorsqu’on parvient à la sublimer en lui donnant un véritable horizon d’espérance et d’action. Trump ? Des « raisins de la colère » qu’on a laissés pourrir. Nos colères méritent mieux. Offrons-leur le combat pour un nouveau projet de civilisati­on : la fraternité de tous nos liens – avec nous-mêmes, les autres, la nature.

TRUMP ? DES “RAISINS DE LA COLÈRE” QU’ON A LAISSÉS POURRIR.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France