La Silicon Valley sur ses gardes
Les stars du numérique avaient ouvertement fait campagne pour Hillary Clinton. Passé la sidération, ils vont devoir apprendre à vivre avec un président hostile
j’ai eu un nouveau bébé cette semaine ! La bonne nouvelle est que ma fille ne formera pas de souvenir pendant les quatre prochaines années… Yeah Neuroscience ! » Le tweet de Rob Nail, dirigeant de la Singularity University, véritable temple des techno-prophètes de la Silicon Valley, résume l’état d’esprit au lendemain de
l’élection de Donald Trump. De Palo Alto à Berkeley, de Mountain View à San Francisco, la communauté des geeks navigue entre consternation, stupeur et désespoir.
Shervin Pishevar, cofondateur du projet de train supersonique Hyperloop One et ami d’Elon Musk (le patron de Tesla et Space X), promet même de financer une campagne pour une « sécession de la Californie » ! Un vieux projet des militants libertariens de la Silicon Valley, qui rêvent de faire de la sixième économie du monde une nation offshore autonome, guidée par les droits individuels et la technoscience.
C’est dire à quel point les entrepreneurs ouest-américains de la “tech” – très largement favorables à l’écologie, la diversité, les droits des homosexuels et le libéralisme – abhorrent l’intolérance, la xénophobie et l’isolationnisme affichés par le candidat Trump durant sa campagne. Et même s’ils ne sont pas précisément féministes, ils ne sont pas prêts à soutenir un machiste.
De fait, la Vallée a pesé de tout son poids pour tenter de faire élire Hillary Clinton. Plus de 140 dirigeants influents de l’écosystème – dont le cofondateur d’Apple Steve Wozniak, le président d’Expedia Barry Diller ou le PDG de Yelp Jerry Stoppelman – ont publié une lettre ouverte expliquant que « Trump serait un désastre pour l’innovation ». Les Big Tech ont d’ailleurs donné à la candidate démocrate 60 fois plus d’argent qu’à son adversaire républicain.
On n’était même pas loin de la chasse aux sorcières : les rares employés de la tech californienne qui révélaient leur préférence pour le candidat républicain se voyaient quasiment « excommuniés » par leurs collègues. Seul le milliardaire excentrique Peter Thiel a osé briser cette pensée unique prodémocrate (voir encadré p. 60).
Paradoxalement, le futur président n’a dévoilé aucun programme sur l’innovation et la technologie. Mais, vu de la Vallée, les signaux d’alarme sont là. D’abord, le magnat de l’immobilier n’est pas franchement un technophile : « Je ne pratique pas ce truc appelé e-mail », disait-il en 2007. Ensuite, il a passé son temps à parler des industries d’hier : charbon, acier et automobile… plutôt qu’intelligence artificielle, « big data », énergie solaire ou thérapie génique.
Plus concrètement, dans le feu de sa campagne, Donald Trump a multiplié les attaques contre l’économie numérique et ses héros. « On va obliger Apple à fabriquer ses foutus ordis et autres produits dans ce pays, pas à l’étranger », a-t-il expliqué au site The Verge. Lui qui a refusé de publier sa feuille d’impôts a aussi accusé Jeff Bezos, le patron d’Amazon, de jouer de l’influence du « Washington Post » (qu’il possède) pour réduire la facture fiscale de son groupe. « Si Amazon avait eu à payer des impôts justes, son action se serait crashée, elle se serait effritée comme un sac en papier. » Et il l’a menacé de procédure antitrust.
Donald Trump a par ailleurs dénoncé les visas d’immigration des travailleurs qualifiés défendus bec et ongles par le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, et ses pairs. Le visa H1-B, que Trump a luimême utilisé en tant qu’employeur, permet théoriquement aux sociétés d’embaucher des travailleurs étrangers « en raison de leurs compétences particulières ». Mais il serait massivement « dévoyé » pour recruter des milliers de travailleurs peu qualifiés, notamment dans la sous-traitance et les centres d’appels. Des jobs qu’il faut selon Trump rendre aux Américains…
Au nom de l’antiterrorisme, le président élu veut aussi affaiblir le cryptage des données numériques et contraindre les fabricants de smartphones et les opérateurs de réseaux à passer sous les fourches caudines des NSA, FBI, et autres CIA. Il a même appelé au « boycott » d’Apple, alors que son patron, Tim Cook, refusait de déverrouiller l’iPhone d’un des tireurs de l’attentat mortel de San Bernadino.
Investisseurs et spécialistes du capital-risque craignent, en outre, que le nouveau président, adepte du moins d’Etat et négationniste sur le réchauffement climatique, ne remette en question les aides publiques à l’innovation, notamment aux « green techs ». D’autres redoutent qu’il n’abolisse la « neutralité du Net », principe qui veut qu’aucune société ne puisse payer pour privilégier son propre flux de données sur le réseau…
Alors, fantasme ou danger ? Les optimistes se rassurent en soulignant que le bateleur d’estrade a constamment joué la girouette, et jugent ses premières interventions rassurantes. « Curieusement, le meilleur scénario consiste à penser que Trump a menti tout au long sur ses idées et ses plans », tweete ainsi Aaron Levie, cofondateur et président de BOX.
Pour le Franco-Américain Marc Fournier, du fonds technologique Serena Capital, « il faut faire une distinction entre les grandes multinationales comme Google, Facebook, Amazon ou Microsoft, déjà tellement riches et influentes qu’elles sont moins en risque, et les start-up et petites sociétés, plus vulnérables ».
Après tout, l’innovation et le numérique sont de puissantes armes de création de richesse, de conquête économique et de rayonnement culturel. Et si le nouvel hôte de la Maison-Blanche veut vraiment « restaurer la grandeur de l’Amérique », il a peut-être davantage besoin de Page, Cook, Zuckerberg et Bezos qu’eux de lui.
Reste tout de même trois gros points d’inquiétude. D’abord, pour les fabricants de hardware, la localisation des usines : « S’il était contraint de fabriquer une partie de sa production aux Etats-Unis, Apple serait
forcé de rogner ses marges ou d’augmenter ses prix », souligne Marc Fournier. Ensuite, la menace sur les visas, indispensables pour que l’écosystème de la vallée continue à pomper la matière grise étrangère. Enfin, en cas de politique commerciale protectionniste, les pays étrangers pourraient exercer des rétorsions sur les logiciels et les applications « made in USA ».
Le business d’abord! Pour protéger leurs intérêts, les grands patrons du secteur jouent, depuis mercredi, l’air de la réconciliation. Jeff Bezos, d’Amazon, qui avait accusé le candidat Trump d’«éroder la démocratie » – et avait même plaisanté sur l’idée de l’envoyer dans l’espace –, tweete à présent : « Félicitations à Donald Trump. » Avec « un esprit ouvert », il lui « souhaite un grand succès au service du pays ». Dans une vidéo diffusée en interne après l’élection, Tim Cook se dit « confiant que l’étoile du Nord d’Apple n’a pas changé ». Et cite Martin Luther King sur la nécessité d’« aller de l’avant ».
Même pragmatisme chez le cofondateur de l’incubateur vedette YCombinator. Sam Altman, qui avait pourtant comparé Trump à Hitler, tweete : « Ce soir, nous pleurons, nous nous désespérons et nous avons peur. Demain, nous nous remettrons au travail pour essayer de construire le monde que nous voulons. »
Mark Cuban, fondateur de Broadcast. com et propriétaire de l’équipe de basket Dallas Mavericks, qui s’était accroché avec Trump sur les réseaux sociaux, professe à présent : « Nous devons tous donner sa chance au président élu Trump. Soutenez ce qui est bon. Faites du lobbying contre les choses sur lesquelles nous ne sommes pas d’accord. Personne n’est plus fort que nous tous. »
Problème : côté lobbying, les gourous de la tech ont tout misé sur les réseaux démocrates ! Les dirigeants du Gafa (Google-Apple-Facebook-Amazon) avaient contribué à faire élire Barack Obama, qui était devenu leur meilleur lobbyiste. Ces derniers mois, ils avaient largement recruté au sein de ses équipes. La nouvelle directrice des affaires publiques d’Alphabet-Google n’est autre que Caroline Atkinson, ex-chargée des affaires économiques internationales à la Maison-Blanche. Même phénomène chez Airbnb, Uber, ou Snap… Mauvaise pioche. Gageons que les CV de geeks étiquetés républicains affluent cette semaine dans la Vallée.