La fausse contrition des élites
Les médias américains se reprochent aujourd’hui de ne pas avoir vu venir la victoire de Donald Trump. Un discours bien connu en France, mais pas dénué d’ambiguïté. Analyse avec Loïc Blondiaux, professeur de science politique
L’incapacité des élites à évaluer l’état de l’opinion a-t-elle vraiment été si centrale dans cette campagne américaine?
Dans le cas de Trump – ou du Brexit – se pose un problème de mesure du ressentiment, de saisie par le sondage de ces attitudes de refus du système. Il y a donc une question méthodologique. Mais le problème plus global est le sentiment d’une partie des classes populaires, pourtant encore prête à voter à gauche, pas forcément obsédée par les questions d’identités ou de déclassement, d’avoir été trahie. Et partout, en France comme dans le reste du monde, on assiste à l’affaiblissement, l’étiolement et la marginalisation de tous les partis sociaux-démocrates.
N’y a-t-il pas une défiance plus profonde encore vis-à-vis du fonctionnement démocratique?
On observe différents phénomènes conduisant à une critique de la représentation et de toute forme d’autorité classique. La première expression en est par exemple Nuit debout, c’est-à-dire une volonté d’améliorer le débat démocratique, de reprendre la parole, de participer réellement au processus de décision. Le second courant ne recoupe pas le premier : c’est une dénonciation des élites, de leur trahison, de leur indifférence à l’égard du peuple, et la volonté d’un gouvernement qui soit plus efficace, plus fort, notamment face à la sphère économique. C’est ce courant, une sorte de populisme participatif, qui trouve aujourd’hui les débouchés politiques et électoraux les plus manifestes.
Le souci de comprendre ce qui préoccupe les citoyens est légitime. Mais n’existe-t-il pas un risque d’abandonner tout objectif politique progressiste, sous prétexte que ce ne serait pas ce que voudraient les électeurs?
Les conflits d’interprétation autour de la volonté du peuple sont consubstantiels à la démocratie. Les acteurs politiques doivent se réclamer du peuple et revendiquent la possibilité de parler en son nom, en des sens qui diffèrent : le peuple de Mélenchon n’est pas celui de Sarkozy, celui des médias n’est pas celui des intellectuels de gauche. Mais il y a autre chose. La gauche est tombée dans un piège en renonçant à défendre des idéaux dont elle croit que, dans le contexte actuel, ils ne sont plus voulus par le peuple. C’est une forme de désenchantement du discours de gauche, un renoncement au progrès, à l’égalité, à l’idéal. Les causes sont plus profondes qu’une stratégie électorale à court terme. C’est l’effet de la conversion des élites de la gauche de gouvernement à une vision gestionnaire du monde et à l’idée qu’il n’y a plus de possibilité de le transformer radicalement. Cela l’a conduite à se positionner sur les thématiques traditionnelles de la droite, et la rend incapable d’imaginer une alternative politique. Or, il existe aujourd’hui des scénarios alternatifs, notamment autour de la transition écologique, de la décroissance, du revenu universel… Mais ils restent cantonnés à la société.
Au fond, les élites ne sont pas seulement déconnectées des peurs et des souffrances du peuple, elles le sont aussi de ses aspirations à un approfondissement démocratique?
Absolument. C’est l’effet historique de l’autonomisation de la sphère politique par rapport aux citoyens. Il y a une fermeture incroyable du système politique partisan. Y compris aux idées progressistes qui émergent de la société.
Dans la contrition à laquelle on assiste, il y aurait donc encore du mépris pour le peuple, réduit à ses angoisses?
S’il y a un invariant de la pensée politique, c’est bien le mépris pour le peuple. Jacques Rancière évoque même une « haine de la démocratie ». Deux éléments la constituent : la peur du peuple, dès qu’il est organisé et en acte ; et ce que j’appelle une « arrogance systémique » de l’élite qui, parce qu’elle est sortie vainqueur d’un jeu de concurrence très violent, est habitée par la certitude qu’elle n’a pas à se fier à d’autres intelligences que la sienne. En France, le phénomène est accentué par notre système scolaire, méritocratique en apparence mais au fond très inégalitaire.
Il est notamment l’auteur des essais « le Nouvel Esprit de la démocratie » (La République des idées/ Seuil, 2008) et « la Fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages » (Seuil, 1998).