L'Obs

La fausse contrition des élites

Les médias américains se reprochent aujourd’hui de ne pas avoir vu venir la victoire de Donald Trump. Un discours bien connu en France, mais pas dénué d’ambiguïté. Analyse avec Loïc Blondiaux, professeur de science politique

- Propos recueillis par XAVIER DE LA PORTE

L’incapacité des élites à évaluer l’état de l’opinion a-t-elle vraiment été si centrale dans cette campagne américaine?

Dans le cas de Trump – ou du Brexit – se pose un problème de mesure du ressentime­nt, de saisie par le sondage de ces attitudes de refus du système. Il y a donc une question méthodolog­ique. Mais le problème plus global est le sentiment d’une partie des classes populaires, pourtant encore prête à voter à gauche, pas forcément obsédée par les questions d’identités ou de déclasseme­nt, d’avoir été trahie. Et partout, en France comme dans le reste du monde, on assiste à l’affaibliss­ement, l’étiolement et la marginalis­ation de tous les partis sociaux-démocrates.

N’y a-t-il pas une défiance plus profonde encore vis-à-vis du fonctionne­ment démocratiq­ue?

On observe différents phénomènes conduisant à une critique de la représenta­tion et de toute forme d’autorité classique. La première expression en est par exemple Nuit debout, c’est-à-dire une volonté d’améliorer le débat démocratiq­ue, de reprendre la parole, de participer réellement au processus de décision. Le second courant ne recoupe pas le premier : c’est une dénonciati­on des élites, de leur trahison, de leur indifféren­ce à l’égard du peuple, et la volonté d’un gouverneme­nt qui soit plus efficace, plus fort, notamment face à la sphère économique. C’est ce courant, une sorte de populisme participat­if, qui trouve aujourd’hui les débouchés politiques et électoraux les plus manifestes.

Le souci de comprendre ce qui préoccupe les citoyens est légitime. Mais n’existe-t-il pas un risque d’abandonner tout objectif politique progressis­te, sous prétexte que ce ne serait pas ce que voudraient les électeurs?

Les conflits d’interpréta­tion autour de la volonté du peuple sont consubstan­tiels à la démocratie. Les acteurs politiques doivent se réclamer du peuple et revendique­nt la possibilit­é de parler en son nom, en des sens qui diffèrent : le peuple de Mélenchon n’est pas celui de Sarkozy, celui des médias n’est pas celui des intellectu­els de gauche. Mais il y a autre chose. La gauche est tombée dans un piège en renonçant à défendre des idéaux dont elle croit que, dans le contexte actuel, ils ne sont plus voulus par le peuple. C’est une forme de désenchant­ement du discours de gauche, un renoncemen­t au progrès, à l’égalité, à l’idéal. Les causes sont plus profondes qu’une stratégie électorale à court terme. C’est l’effet de la conversion des élites de la gauche de gouverneme­nt à une vision gestionnai­re du monde et à l’idée qu’il n’y a plus de possibilit­é de le transforme­r radicaleme­nt. Cela l’a conduite à se positionne­r sur les thématique­s traditionn­elles de la droite, et la rend incapable d’imaginer une alternativ­e politique. Or, il existe aujourd’hui des scénarios alternatif­s, notamment autour de la transition écologique, de la décroissan­ce, du revenu universel… Mais ils restent cantonnés à la société.

Au fond, les élites ne sont pas seulement déconnecté­es des peurs et des souffrance­s du peuple, elles le sont aussi de ses aspiration­s à un approfondi­ssement démocratiq­ue?

Absolument. C’est l’effet historique de l’autonomisa­tion de la sphère politique par rapport aux citoyens. Il y a une fermeture incroyable du système politique partisan. Y compris aux idées progressis­tes qui émergent de la société.

Dans la contrition à laquelle on assiste, il y aurait donc encore du mépris pour le peuple, réduit à ses angoisses?

S’il y a un invariant de la pensée politique, c’est bien le mépris pour le peuple. Jacques Rancière évoque même une « haine de la démocratie ». Deux éléments la constituen­t : la peur du peuple, dès qu’il est organisé et en acte ; et ce que j’appelle une « arrogance systémique » de l’élite qui, parce qu’elle est sortie vainqueur d’un jeu de concurrenc­e très violent, est habitée par la certitude qu’elle n’a pas à se fier à d’autres intelligen­ces que la sienne. En France, le phénomène est accentué par notre système scolaire, méritocrat­ique en apparence mais au fond très inégalitai­re.

Il est notamment l’auteur des essais « le Nouvel Esprit de la démocratie » (La République des idées/ Seuil, 2008) et « la Fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages » (Seuil, 1998).

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LOÏC BLONDIAUX PROFESSEUR AU DÉPARTEMEN­T DE SCIENCE POLITIQUE DE LA SORBONNE.

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