Et si nous n’avions (encore) rien compris ?
En qualifiant Trump de “clown” ou de “fasciste”, les médias sont restés dans la caricature, au détriment d’une réalité à l’évidence plus complexe
elle a écrit son message sous le coup de la colère. Colère de voir une journaliste sur le plateau de BFM, presque en larmes, « comme si elle venait d’enterrer toute sa famille ». Colère de voir que, depuis des années, les lendemains d’élection se suivent et se ressemblent : les mêmes constats indignés, les mêmes promesses de tout changer, et le même désintérêt pour ceux qui ne pensent pas comme nous, pour ceux qui ne nous ressemblent pas. Béatrice Houchard est une journaliste politique chevronnée, aujourd’hui à « l’Opinion » après avoir longtemps travaillé au « Figaro ». Le jour de la victoire de Donald
Trump, elle a posté ce tweet : « Un jour, il faudra que les journalistes se rappellent que leur (notre) métier est de raconter le monde tel qu’il est, pas tel qu’ils le rêvent. » Le message a aussitôt été retweeté des milliers de fois, comme si, confusément, il avait touché un point sensible, mis l’accent sur un constat qui ne date pas d’hier : le divorce entre la presse et les milieux populaires. A « l’Obs », lors de la conférence de rédaction qui a suivi l’élection de Trump, proposer d’approfondir ce thème n’est pas allé de soi. Il y avait les pour et les contre. « Le substrat de tout ça, c’est encore de dire que les journalistes appartiennent aux élites »,a protesté une consoeur. Et donc d’alimenter ce soupçon de connivence, ce fantasme d’une presse au service du pouvoir et des forces de l’argent.
Et pourtant, comment ne pas s’interroger, en relisant les éditoriaux dépités et les réactions indignées? Comment ne pas se poser cette question : sommes-nous passés à côté du phénomène Trump, comme nous étions passés à côté du Brexit et du non à la Constitution européenne? A privilégier l’invective, à jeter des anathèmes, à ne retenir de lui que les phrases les plus polémiques, à rester en somme dans le registre du spectacle – les postures – plutôt que dans celui du politique – ce qu’elles dissimulent –, ne sommes-nous pas tombés dans une caricature outrancière, réduisant Trump à un « idiot », à un « fasciste », à un « clown », au détriment d’une réalité à l’évidence plus complexe? Edifiant ainsi, ce qu’écrit le chroniqueur Jean-Michel Aphatie dans son blog : « Les Américains ont élu un jobard. Voilà, c’est simple, un dingue […] L’élection de Donald Trump est et demeurera comme l’une des plus grandes erreurs du suffrage universel. » Il n’y aurait donc rien à voir, rien à comprendre. Dans un registre plus policé, Laurent Joffrin n’est pas loin de soutenir la même chose : « Le cauchemar a pris corps. L’effroi ne retombe pas. Quoi? Un candidat aussi brutal, aussi imprévisible, aussi démagogique, vient donc d’accéder au pouvoir suprême dans la démocratie la plus puissante du monde ! ».
Comme le Brexit, la victoire de Trump était synonyme de chaos. La veille de l’élection, « le Monde » écrivait : « Tous les analystes sont d’accord, un succès du candidat républicain provoquerait une plongée immédiate des bourses mondiales. » C’est l’inverse qui s’est produit, Wall Street clôturant la semaine sur un record historique, stimulé par les promesses économiques de Trump (baisses d’impôts et grands travaux). Comprendre son ennemi pour mieux le combattre. Mais a-t-on pris la peine de comprendre qui est Donald Trump, de saisir pourquoi lui et pourquoi maintenant ? Quelques-uns ont heureusement essayé d’apporter un autre regard, comme Laure Mandeville, la correspondante du « Figaro » aux Etats-Unis. « Derrière l’image télévisuelle simplificatrice se cache un homme intelligent, rusé et avisé, disait-elle un mois avant l’élection. Grâce à ses instincts politiques exceptionnels, il a vu ce que personne d’autre – à part peut-être le démocrate Bernie Sanders – n’avait su voir : le gigantesque ras-le-bol d’un pays en quête de protection contre les effets déstabilisants de la globalisation, de l’immigration massive et du terrorisme islamique; sa peur du déclin aussi. »
Aussitôt après la victoire de Trump, la presse américaine a fait son mea culpa. Ainsi le « Washington Post » : « A la fin, un nombre écrasant d’électeurs américains désiraient quelque chose de différent. Ils avaient beau le crier et le hurler, la plupart des journalistes n’écoutaient pas […]. Pour eux, c’était trop horrible. » Les éditorialistes français, eux, continuent de crier au loup. Spécialiste du Front national, Béatrice Houchard déplore une paresse intellectuelle – la sempiternelle référence aux années 1930 –, un mépris insidieux pour la province, semblable à celui de Hillary Clinton qui avait traité les électeurs de Trump de « pitoyables ». Et cette impression que « quand il y a deux candidats, un seul a le droit de gagner ». Ce que résume à merveille le titre de cette tribune publiée dans « l’Opinion » par Dominique Moïsi, conseiller à l’Institut Montaigne : « Hillary, le seul choix possible. »
Grand reporter et prix Albert-Londres, Anne Nivat s’apprête à raconter dans un livre une plongée de deux ans dans des villes françaises de taille moyenne : « Ce qui se passe chez nous est similaire à ce qui a lieu en Amérique. J’ai été estomaquée par le nombre de personnes qui s’apprêtent à voter Front national. Il est temps de prendre en considération ce que disent tous ces gens qui ne sont pas comme nous. Les écouter sans se boucher le nez. Nous, journalistes, sommes incapables de sortir de notre milieu, de considérer l’autre dans sa différence. » Car, plus largement, c’est bien une réflexion sur l’ADN de notre métier qui se profile. Quelle vision du monde avons-nous à offrir, nous qui, pour partie, avons été formés dans les mêmes écoles que nos dirigeants, fréquentons les mêmes quartiers, inscrivons nos enfants dans les mêmes collèges? « Les journalistes voient le monde de là où ils se trouvent, c’est-à-dire beaucoup plus haut socialement et économiquement que l’électeur américain blanc médian qui a voté pour Trump », écrit l’universitaire Julia Cagé, dans une tribune passionnante publiée dans « le Monde ».
Au lendemain de la victoire de Trump, les uns et les autres ont parlé de « colère ». Lui donner enfin la place qu’elle mérite sera une des conditions pour retrouver la raison d’être de ce métier : être un contre-pouvoir.