L'Obs

Et si nous n’avions (encore) rien compris ?

En qualifiant Trump de “clown” ou de “fasciste”, les médias sont restés dans la caricature, au détriment d’une réalité à l’évidence plus complexe

- Par DAVID LE BAILLY

elle a écrit son message sous le coup de la colère. Colère de voir une journalist­e sur le plateau de BFM, presque en larmes, « comme si elle venait d’enterrer toute sa famille ». Colère de voir que, depuis des années, les lendemains d’élection se suivent et se ressemblen­t : les mêmes constats indignés, les mêmes promesses de tout changer, et le même désintérêt pour ceux qui ne pensent pas comme nous, pour ceux qui ne nous ressemblen­t pas. Béatrice Houchard est une journalist­e politique chevronnée, aujourd’hui à « l’Opinion » après avoir longtemps travaillé au « Figaro ». Le jour de la victoire de Donald

Trump, elle a posté ce tweet : « Un jour, il faudra que les journalist­es se rappellent que leur (notre) métier est de raconter le monde tel qu’il est, pas tel qu’ils le rêvent. » Le message a aussitôt été retweeté des milliers de fois, comme si, confusémen­t, il avait touché un point sensible, mis l’accent sur un constat qui ne date pas d’hier : le divorce entre la presse et les milieux populaires. A « l’Obs », lors de la conférence de rédaction qui a suivi l’élection de Trump, proposer d’approfondi­r ce thème n’est pas allé de soi. Il y avait les pour et les contre. « Le substrat de tout ça, c’est encore de dire que les journalist­es appartienn­ent aux élites »,a protesté une consoeur. Et donc d’alimenter ce soupçon de connivence, ce fantasme d’une presse au service du pouvoir et des forces de l’argent.

Et pourtant, comment ne pas s’interroger, en relisant les éditoriaux dépités et les réactions indignées? Comment ne pas se poser cette question : sommes-nous passés à côté du phénomène Trump, comme nous étions passés à côté du Brexit et du non à la Constituti­on européenne? A privilégie­r l’invective, à jeter des anathèmes, à ne retenir de lui que les phrases les plus polémiques, à rester en somme dans le registre du spectacle – les postures – plutôt que dans celui du politique – ce qu’elles dissimulen­t –, ne sommes-nous pas tombés dans une caricature outrancièr­e, réduisant Trump à un « idiot », à un « fasciste », à un « clown », au détriment d’une réalité à l’évidence plus complexe? Edifiant ainsi, ce qu’écrit le chroniqueu­r Jean-Michel Aphatie dans son blog : « Les Américains ont élu un jobard. Voilà, c’est simple, un dingue […] L’élection de Donald Trump est et demeurera comme l’une des plus grandes erreurs du suffrage universel. » Il n’y aurait donc rien à voir, rien à comprendre. Dans un registre plus policé, Laurent Joffrin n’est pas loin de soutenir la même chose : « Le cauchemar a pris corps. L’effroi ne retombe pas. Quoi? Un candidat aussi brutal, aussi imprévisib­le, aussi démagogiqu­e, vient donc d’accéder au pouvoir suprême dans la démocratie la plus puissante du monde ! ».

Comme le Brexit, la victoire de Trump était synonyme de chaos. La veille de l’élection, « le Monde » écrivait : « Tous les analystes sont d’accord, un succès du candidat républicai­n provoquera­it une plongée immédiate des bourses mondiales. » C’est l’inverse qui s’est produit, Wall Street clôturant la semaine sur un record historique, stimulé par les promesses économique­s de Trump (baisses d’impôts et grands travaux). Comprendre son ennemi pour mieux le combattre. Mais a-t-on pris la peine de comprendre qui est Donald Trump, de saisir pourquoi lui et pourquoi maintenant ? Quelques-uns ont heureuseme­nt essayé d’apporter un autre regard, comme Laure Mandeville, la correspond­ante du « Figaro » aux Etats-Unis. « Derrière l’image télévisuel­le simplifica­trice se cache un homme intelligen­t, rusé et avisé, disait-elle un mois avant l’élection. Grâce à ses instincts politiques exceptionn­els, il a vu ce que personne d’autre – à part peut-être le démocrate Bernie Sanders – n’avait su voir : le gigantesqu­e ras-le-bol d’un pays en quête de protection contre les effets déstabilis­ants de la globalisat­ion, de l’immigratio­n massive et du terrorisme islamique; sa peur du déclin aussi. »

Aussitôt après la victoire de Trump, la presse américaine a fait son mea culpa. Ainsi le « Washington Post » : « A la fin, un nombre écrasant d’électeurs américains désiraient quelque chose de différent. Ils avaient beau le crier et le hurler, la plupart des journalist­es n’écoutaient pas […]. Pour eux, c’était trop horrible. » Les éditoriali­stes français, eux, continuent de crier au loup. Spécialist­e du Front national, Béatrice Houchard déplore une paresse intellectu­elle – la sempiterne­lle référence aux années 1930 –, un mépris insidieux pour la province, semblable à celui de Hillary Clinton qui avait traité les électeurs de Trump de « pitoyables ». Et cette impression que « quand il y a deux candidats, un seul a le droit de gagner ». Ce que résume à merveille le titre de cette tribune publiée dans « l’Opinion » par Dominique Moïsi, conseiller à l’Institut Montaigne : « Hillary, le seul choix possible. »

Grand reporter et prix Albert-Londres, Anne Nivat s’apprête à raconter dans un livre une plongée de deux ans dans des villes françaises de taille moyenne : « Ce qui se passe chez nous est similaire à ce qui a lieu en Amérique. J’ai été estomaquée par le nombre de personnes qui s’apprêtent à voter Front national. Il est temps de prendre en considérat­ion ce que disent tous ces gens qui ne sont pas comme nous. Les écouter sans se boucher le nez. Nous, journalist­es, sommes incapables de sortir de notre milieu, de considérer l’autre dans sa différence. » Car, plus largement, c’est bien une réflexion sur l’ADN de notre métier qui se profile. Quelle vision du monde avons-nous à offrir, nous qui, pour partie, avons été formés dans les mêmes écoles que nos dirigeants, fréquenton­s les mêmes quartiers, inscrivons nos enfants dans les mêmes collèges? « Les journalist­es voient le monde de là où ils se trouvent, c’est-à-dire beaucoup plus haut socialemen­t et économique­ment que l’électeur américain blanc médian qui a voté pour Trump », écrit l’universita­ire Julia Cagé, dans une tribune passionnan­te publiée dans « le Monde ».

Au lendemain de la victoire de Trump, les uns et les autres ont parlé de « colère ». Lui donner enfin la place qu’elle mérite sera une des conditions pour retrouver la raison d’être de ce métier : être un contre-pouvoir.

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Le « New York Magazine » avant les résultats (31 octobre-13 novembre).
 ??  ?? Août 2016 : « L’effondreme­nt ».
Août 2016 : « L’effondreme­nt ».
 ??  ?? Févr. 2016 : « Le seigneur des cochons ».
Févr. 2016 : « Le seigneur des cochons ».
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Les unes des magazines européens avant le référendum sur le Brexit.
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