Les blessures de Salter
James Salter (1925-2015) a été pilote de chasse pendant la guerre de Corée. On imagine qu’il e ectua ses missions comme il écrivait : avec une précision et un sérieux incomparables, un souci du travail bien fait. Il n’était pas modeste, mais il ne tirait pas non plus la couverture à lui. Lorsqu’on l’interrogeait sur son passé militaire, il rechignait toujours à évoquer son expérience dans l’US Air Force. Il ne voyait simplement pas ce qu’il pouvait dire, sauf qu’il y pensait parfois, quand il voyait, en automne, les oies voler en formation. Il avait aimé la vie militaire, mais il avait un jour décidé de tirer un trait dessus, et il ne le regrettait pas. Il y a un très beau passage, dans « Salter par Salter », où il évoque le désarroi qu’il éprouva le jour où il prit la décision de quitter l’armée : « Tout ce qui comptait pour moi, le Pentagone, Georgetown, la base aérienne d’Andrews où je volais, tout ce que j’avais accompli dans ma vie jusqu’à ce moment, j’étais en train de le jeter. Je me sentais absolument misérable – misérable et raté. »
« Salter par Salter » rassemble le long entretien que l’auteur d’« Un sport et un passe-temps » accorda à la « Paris Review », et ses trois dernières conférences sur l’art du roman. Mieux qu’un livre de souvenirs, on y trouvera, pour le paraphraser, les galets usés de sa vie d’écrivain : sa philosophie de la vie sans la grandiloquence, comme si, une fois sorti le moteur, il ne restait plus que la carlingue de l’écriture, avec ses rayures, ses accidents, ses coups et ses blessures. On retrouve, au fil de ces textes, Salter jeune, « quand on se dit : tout ceci est à moi – ces villes, ces femmes, ces maisons, ces journées ». Salter avait le génie de la métaphore, un sens inné de la formule, une disposition unique pour assembler, dans une phrase, des mots très ordinaires, et que ça sonne pourtant comme du Schubert. Sans doute était-il un maître écrivain parce qu’il avait accumulé de l’expérience au compteur. Mais c’est aussi qu’il était un maître lecteur. Il évoque ici quelques-unes des lectures qui ont changé sa vie : Isaac Babel, Vladimir Nabokov (qu’il interviewa dans son palace de Montreux, et qui, flanqué de sa femme en ensemble Rodier, lui laissa un souvenir impérissable), Graham Greene, Saul Bellow, Isak Dinesen et sa « Ferme africaine », qu’il admirait pour sa pudeur. Beaucoup d’auteurs français aussi, Balzac, Duras – la France n’était-elle, pas pour lui qui aimait les livres, le vin, les plaisirs et les femmes, le pays d’élection ?