Baisse des charges : ça suffit!
Associé fondateur de la société d’investissement TheFamily et professeur associé à l’université Paris-Dauphine.
Michael Porter, l’un des « seigneurs » de la stratégie d’entreprise, s’est fait connaître dans les années 1970 en dénonçant les managers obsédés par la baisse des coûts. Trop d’entreprises, écrivait-il, se livrent une « guerre d’attrition ». Les mesures d’économies des unes sont imitées par les autres. La pression concurrentielle, inchangée, force la baisse des prix. Privées de leurs marges, les entreprises sont alors contraintes de… continuer à baisser les coûts. La stratégie, selon Porter, vise précisément à rompre cette spirale infernale. Plutôt que de serrer la vis à l’infini et d’être ainsi tirées vers le bas, les entreprises doivent adopter un « positionnement stratégique » : se démarquer des autres est la seule manière de contenir la pression du marché et de défendre leurs marges sur le long terme.
L’économie française connaît aujourd’hui la même situation que ces malheureuses entreprises décrites par Porter : elle est victime d’une guerre d’attrition. Obsédés par les coûts, nos dirigeants pratiquent depuis plusieurs décennies la politique de la « baisse des charges ». La droite a baissé les charges entre 1993 et 1997 pour compenser le niveau élevé du smic. La gauche a baissé les charges entre 1997 et 2002 pour faire passer la pilule des 35 heures. La droite a de nouveau baissé les charges entre 2002 et 2012 pour faire plaisir aux employeurs. François Hollande, enfin, a baissé les charges car c’est apparemment la seule idée qui ait germé en lui pour inverser la courbe du chômage. Il s’en est même félicité lors de sa déclaration télévisée du 1er décembre dernier !
Après vingt-cinq ans de la même rengaine, il est temps de poser les questions qui fâchent. Nous avons beau baisser les charges, il y a toujours moins cher ailleurs. Nos entreprises doivent donc aussi baisser les prix, ce qui les prive instantanément d’oxygène et les conduit à réclamer… de nouvelles baisses de charges ! Soumis à cette pression permanente, nos dirigeants sans imagination se bornent à… persévérer. Puisque ça n’a pas marché jusqu’ici, continuons, mais encore plus fort ! François Fillon a déjà promis une baisse des cotisations patronales et de l’impôt sur les sociétés, pour un montant de 40 milliards d’euros. Les candidats de gauche, Manuel Valls en tête, vont probablement lui emboîter le pas.
La surenchère des baisses de charges a des effets délétères. Puisque les entreprises peuvent toujours compter sur un supplément d’oxygène de la part du prochain gouvernement, pourquoi se soucieraient-elles de leur positionnement stratégique ? Comme l’a observé un jour Jean-Pierre Rodier, ancien patron de Pechiney, « les demandes actuelles de baisse des charges ont remplacé les demandes passées de dévaluation du franc. Les entreprises attendent la suivante et ne se forcent pas à monter en gamme ».
Pour mettre fin à cette guerre d’attrition, nous devons admettre que la baisse des coûts n’est plus l’enjeu central de la politique économique. La compétitivité-prix était cruciale dans l’économie de rattrapage des Trente Glorieuses. Elle est devenue un piège dans l’économie en transition des années 2010. La richesse de demain ne sera pas créée, tant s’en faut, par les entreprises du passé, qui restent focalisées sur la baisse des coûts et nous tirent tous vers le bas. Elle le sera par des entrepreneurs capables de se conformer à un paradigme radicalement différent. La Silicon Valley est un bon exemple : tout y coûte beaucoup plus cher qu’ailleurs, mais c’est quand même là-bas que grandissent les plus puissantes entreprises du monde.
Il y a, en réalité, deux manières de baisser les charges. On pourrait le faire de façon stratégique pour créer enfin de nombreux emplois de service dans l’économie numérique : cela suppose d’en finir avec certaines réglementations obsolètes et de renforcer la protection sociale. On peut aussi, tel François Hollande, baisser les charges simplement pour conforter les chefs d’entreprise en place dans leur détermination frileuse à ne rien changer. Le signal est alors désastreux : « Continuez, ne changez rien, on va faire en sorte que ça coûte moins cher. » A cela s’ajoute une circonstance aggravante : le message sousjacent à la baisse des charges est que la protection sociale coûte trop cher et est donc illégitime.
Flatter le conservatisme des patrons et fragiliser la protection sociale : on a vu mieux comme politique économique de gauche! Le naufrage de François Hollande s’explique à cette aune. Il doit servir de leçon à tous ceux, d’Arnaud Montebourg à Emmanuel Macron et Manuel Valls, qui prétendent lui succéder. S’efforcer de maîtriser les coûts est légitime, à condition de se doter d’une stratégie. Et, comme nous l’enseigne Michael Porter, la stratégie consiste à faire des choix. Voulons-nous nous appauvrir dans cette guerre d’attrition livrée depuis 1993, que François Hollande avait choisi d’intensifier ? Ou bien voulons-nous faire de la France une puissance de l’économie numérique de demain ?