Réfugiés et champions de cricket
Une équipe de jeunes Afghans et Pakistanais a gagné le championnat amateur régional de cricket pour SaintOmer. Retour sur une victoire qui les autorise à rêver du titre national
Les rouleaux de Scotch colorés sont leur équipement le plus précieux. Ils se collent par terre, s’étirent sur plusieurs mètres, donnent à un terrain de volley-ball défoncé les dimensions d’une surface de cricket à peu près britannique, tracent la ligne que le lanceur ne doit pas franchir, transforment des balles de tennis bas de gamme, achetées au Decathlon du coin, en équipements vaguement réglementaires. Cela fait trois ans que les réfugiés s’entraînent au cricket ici, aux Glacis, le jardin public de Saint-Omer, au coeur du Pas-de-Calais, tous les samedis et dimanches après-midi. Une vingtaine d’Afghans et de Pakistanais qui se parlent en pachtou et en ourdou. Ils n’ont pour la plupart guère plus de 20 ans. Ils peuvent jouer des heures durant le sport qu’ils ont appris, enfants, dans leur pays, même en jean et en chaussures de ville. Depuis le dimanche 9 octobre, ils sont les rois de la région.
Ce jour-là, Javed, Musawer, Abdullah et tous les autres se sont réveillés à l’aube, ils se sont entassés dans un minibus de l’association France Terre d’Asile et dans quatre voitures conduites par des bénévoles, ont pris la route de Valenciennes, à une centaine de kilomètres. Direction le Vipères Park, où se déroulait le championnat régional de cricket. Là-bas, les organisateurs leur ont prêté des casques, des gants, des protections pour les avant-bras, des pads pour les jambes, des battes flambant neuves, de « vraies » balles de cricket en liège, recouvertes de cuir rouge, avec une couture blanche, eux qui avaient fini par s’habituer aux balles de tennis entourées de Scotch. Face à Lille, une équipe établie depuis quinze ans, face à Valenciennes avec ses sportifs aguerris et ses ingénieurs indiens, ils n’avaient aucune chance. Ils sont repartis avec le trophée de champion régional et le titre de meilleur batteur, remporté par Abdullah, 19 ans, coupe en brosse.
Hébergé dans un appartement de France Terre d’Asile, à Saint-Omer, après
avoir dormi plusieurs semaines à Calais, il prépare un bac professionnel en mécanique automobile. « Jamais je n’oublierai cette journée, dit-il, je n’arrivais même pas à y croire, j’avais tellement envie d’annoncer à mes parents, mes frères, mes soeurs, que j’étais le meilleur. » Mais Abdullah ne sait pas ce qu’est devenue sa famille, restée en Afghanistan. Il n’a plus aucun contact.
« L’histoire est digne d’un scénario de Hollywood. On envoie une équipe de bras cassés qui ont l’habitude de jouer avec du matos bricolé, le week-end, dehors, quand il ne fait pas trop moche, et ils reviennent en champions avec l’impression d’avoir gagné la coupe du monde. » C’est Christophe Silvie, trentenaire lillois installé depuis cinq ans à Saint-Omer, où il dirige une compagnie d’ambulances, qui a eu l’idée d’inscrire l’équipe de réfugiés au tournoi régional des Hauts-de-France. Tout s’est décidé un dimanche, à la fin août. Il venait de finir son jogging et allait remonter dans sa voiture lorsqu’il a fait demi-tour et commencé à les questionner sur ce jeu « si bizarre ». Les Afghans et les Pakistanais ont raconté le terrain théoriquement ovale, les deux équipes de onze joueurs chacune qui peuvent s’affronter plusieurs jours, l’une qui essaie de marquer des points, les runs, l’autre qui tente de les en empêcher, le principe du lanceur, des batteurs, du guichet, et l’incroyable succès du sport dans les pays qui ont été sous l’influence de l’Empire britannique. « On y apprend à jouer au cricket dans la rue dès qu’on sait marcher », raconte Musawer, parti seul à 16 ans de Nangarhâr, sa région natale en Afghanistan, et qui vient de passer un CAP de peinture à Saint-Omer, où il est hébergé dans un foyer. Conclusion de Christophe Silvie : « Je vais vous aider. »
Une association est déposée, un nom imaginé, Soccs (Saint-Omer Cricket Club Stars), des joggings noirs, des sweat-shirts bleus achetés à la hâte, un capitaine désigné : Javed Ahmadzai, cheveux ras, yeux translucides, qui se fait appeler « Sam », le prénom de son frère, tué d’une balle lorsqu’ils étaient adolescents. Il est né « il y a sans doute trente ans » dans le Lôgar, province de l’est de l’Afghanistan, a « grandi avec le bruit des bombes et des tirs de kalachnikov », a « toujours rêvé de devenir champion de cricket ». Il a fui il y a onze ans. D’abord à Peshawar, au Pakistan, où il réussit les tests pour intégrer une équipe professionnelle, mais n’est pas accepté faute d’avoir la nationalité du pays. Puis c’est l’Iran, la Turquie, la Grèce, l’Italie, la France, « les gardesfrontières iraniens qui tirent, les passeurs qui vous abandonnent, les bateaux qui chavirent, les journées sans manger, les blessés, les noyés… C’était la route de la mort. Mais je voulais rejoindre la Grande-Bretagne parce que je parle anglais et que j’espérais y jouer au cricket ». Sa course s’arrête à Saint-Omer. Il obtient le droit d’asile en 2011, décroche des petits boulots dans le bâtiment, est pris sous l’aile de « Marie-Claude, [son] ange gardien », professeur d’économie-gestion à la retraite, bénévole à la Croix-Rouge, qui l’héberge dans sa maison du centre-ville et l’adopte officiellement au printemps dernier. Pendant des années, il ne touche plus ni batte, ni balle.
« Et puis, j’ai recommencé à jouer au cricket dans le jardin public des Glacis, il y a trois ans, après avoir acheté deux vieilles battes à Paris, près de la gare de l’Est. Au début, on était trois, quatre, des Afghans rencontrés dans des foyers, sur des chantiers, puis on a été dix, puis quinze, puis vingt. Le 9 octobre a été le plus beau jour de ma vie. On a mis la musique de Dwayne Bravo, le joueur et DJ trinidadien, on a dansé, on a chanté, on a crié, on n’a pas dormi de la nuit. Le lendemain, je n’avais plus de voix. Maintenant, il faut qu’on se mette au boulot. » Le Saint-Omer Cricket Club Stars a demandé à rejoindre l’association France Cricket, 50 clubs affiliés, 1500 licenciés, et commence à s’entraîner pour le Championnat de France, prévu en avril. La mairie prête la salle des sports Charles-de-Gaulle pour les week-ends d’hiver. Un employé de l’agence d’urbanisme de la ville s’occupe de la préparation physique des joueurs. L’équipe va sans doute perdre deux mineurs isolés que l’Angleterre a accepté d’accueillir, dont Sherwali, 14 ans, acné sur les joues, qui a « fui l’Afghanistan pour pouvoir mener une vie normale ». Mais elle en comptera bientôt huit de plus, qui ont été expulsés de la « jungle » de Calais et sont hébergés au centre Yvonne-de-Gaulle, à Blériot-Plage. « Les joueurs de Saint-Omer sont motivés, déterminés, jamais je n’aurais imaginé qu’ils aient ce niveau, raconte Miriam Romero, du comité directeur de France Cricket, qui a assisté au championnat des Hautsde-France. Partout dans l’Hexagone le cricket trouve un nouveau souffle avec l’arrivée des réfugiés. » L’histoire veut que la plus ancienne trace mondiale du sport remonte à une lettre de doléances adressée au roi Louis XI, au xve siècle. Elle mentionnait une partie dans le village de Liettres, à une vingtaine de kilomètres de Saint-Omer.
“LES JOUEURS DE SAINT-OMER SONT MOTIVÉS, DÉTERMINÉS, JAMAIS JE N’AURAIS IMAGINÉ QU’ILS AIENT CE NIVEAU.” MIRIAM ROMERO, MEMBRE DU COMITÉ DIRECTEUR DE FRANCE CRICKET