La scène coule-t-elle à Paris ?
Beaucoup de théâtres parisiens se plaignent de la BAISSE DES ENTRÉES depuis les attentats de 2015. Beaucoup, mais pas tous. Et de grands groupes financiers continuent de s’en porter acquéreurs
Mistinguett proclamerait-elle encore Paris reine du monde? En tout cas notre capitale règne toujours sur l’industrie du spectacle. Elle compte environ 130 théâtres. Au plus fort de la saison, plus de 500 spectacles, banlieue comprise, y sont chaque jour proposés. Signe de santé ? Pas forcément. Certains, comparant cette prolifération à celle du festival « o » d’Avignon, parlent d’une « avignonisation » de Paris. De fait, une multitude de salles de moins de cent places ont ouvert ces dernières années. Sans parler des trois Opéras, il y a plusieurs sortes de théâtres à Paris. La Comédie-Française, l’Odéon-Théâtre de l’Europe, le Théâtre national de la Colline, le Théâtre national de Chaillot, sont subventionnés par l’Etat. Le Théâtre de la Ville et les théâtres d’arrondissement, par la ville de Paris. Les autres sont des entreprises privées. Encore que certaines, comme l’Athénée ou le RondPoint, reçoivent aussi des subventions. Le Syndicat national du Théâtre privé, présidé par Bernard Murat, réunit les principaux. « Il y en a 60 à Paris, dit-il, contre 28 à Londres et 18 à New York. Sans tenir compte du O -O -Broadway, bien sûr. » Comment se portent-ils donc ? Les avis divergent.
UNE FRÉQUENTATION EN BAISSE DE 30%
Producteur de spectacles, directeur du Point-Virgule, du Grand Point-Virgule, de Bobino, du Théâtre Antoine (en association avec Laurent Ruquier pour ce dernier lieu), et président des Molières, Jean-Marc Dumontet assure que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. La baisse de fréquentation après les 90 morts du Bataclan? Il y a bien eu une désa ection sitôt après le carnage. Mais au bout d’un mois la situation serait revenue à la normale. D’autres se montrent plus alarmistes. Ainsi Marguerite Gourgue, directrice du La Bruyère, selon laquelle beaucoup de spectateurs boudent encore les salles. Le chi re de 30% en moins ne lui paraît
pas surestimé. Après tout, si les hôtels, les restaurants et même le parc Disneyland Paris déplorent tous une baisse de fréquentation, pourquoi le théâtre privé serait-il épargné?
Mais ce milieu est d’une grande opacité. Contrairement au cinéma, le montant des recettes quotidiennes y est gardé secret. Seuls en disposent les membres du syndicat. Pourquoi tant de mystère ? Parce que le succès fait grossir le succès. C’est l’effet boule de neige : si le public apprend qu’un spectacle a du mal à démarrer, ça lui donne une raison de plus de ne pas y aller. D’où la méthode Coué. Tout en reconnaissant que « la rentrée a été morose », Bernard Murat assure qu’« après la sidération des attentats, le public revient. Le vent n’est pas fort mais ce n’est pas non plus le calme plat. » Pas moyen d’obtenir des chiffres précis : « C’est trop tôt, on ne les a pas encore. » Tout en soupirant que « tout le monde souffre », il affirme avoir des raisons d’être optimiste : « Chaque saison on enregistre 10% à 15% de spectateurs supplémentaires. » En fait, tiraillé entre son rôle de président des Théâtres parisiens associés et celui de directeur d’Edouard-VII, il dit tout et son contraire.
Le seul invariant, c’est que les grands groupes financiers continuent de se disputer les théâtres à vendre. A croire que leur rentabilité n’est pas si mauvaise… Bernard Murat : « Ça force le respect. Il faut être fou pour acheter un théâtre! Notez que ces groupes sauvent des lieux menacés et qu’ils confient les commandes à des professionnels reconnus. On ne va quand même pas se plaindre que Stage Entertainment ait investi tant d’argent dans le Théâtre Mogador ! Ce qui est sûr, c’est que, face à la concentration des salles, les indépendants vont devoir se regrouper. »
AU THÉÂTRE CE SOIR : VENTE-PRIVEE.COM
Directeur du Théâtre de Paris, de la Michodière et des Bouffes-Parisiens dont le groupe Vente-privee.com fondé par Jacques-Antoine Granjon est propriétaire, Stéphane Hillel a lui aussi du mal à parler chiffres. « Ce sont des indicateurs à manipuler avec d’infinies précautions. Il suffit que deux grandes salles fassent des bides ou soient fermées, comme Mogador en ce moment pour travaux, et ça fausse les statistiques. Mais les premiers chiffres ne sont pas bons. » Il signale que la saison théâtrale se réduit d’année en année et que les salles ne sont guère remplies que de novembre à avril. Et encore, le week-end seulement. Comment explique-t-il alors l’immixtion des financiers chez les théâtreux ? « Les groupes ont compris qu’il y a peu de salles historiques. Une trentaine tout au plus. C’est leur rareté qui fait leur prix. Les investisseurs savent que le lieu ne perdra pas sa valeur. Par ailleurs, ils placent à leur tête des gens dont c’est le métier. Pour ma part, depuis l’arrivée de Vente-privee.com, je n’ai jamais subi la moindre pression pour m’orienter vers le tralala pouet pouet. »
Il y a quatre ans, Philippe Tesson, le critique dramatique du « Figaro Magazine » et directeur de L’Avant-scène théâtre, a acheté le Théâtre de Poche-Montparnasse. Demandez-lui s’il a fait appel aux banques, son cou gonflera comme celui du cobra en colère : « Je n’ai jamais eu d’actionnaires dans mes affaires personnelles. C’est ma philosophie : confondre le libéralisme avec la prise de risque. D’ailleurs je déteste les actionnaires. » Fier de son effet, il fait maintenant le modeste. Tout en signalant qu’il est aussi propriétaire des murs, il avoue n’être pas représentatif du patronat actuel : « Je suis un bricoleur… Mon théâtre est tout petit… J’ai acheté dans la mesure de mes moyens. Mon vieux côté paysan… » Après deux saisons déficitaires et deux autres plus rentables, il assure avoir atteint son point d’équilibre. Mais concède que chaque théâtre a ses lois propres. Et se montre très reconnaissant envers l’Association pour le Soutien du Théâtre privé (nouveau président : Stéphane Hillel), qui lui apporte son concours : « Deux spectacles aidés par an, ce n’est pas de l’assistanat, mais c’est loin d’être négligeable. » Les attentats, le Poche-Montparnasse en a peu souffert. Peut-être en raison de son exiguïté (230 places en comptant les deux salles), qui favorise une relation individualisée avec les spectateurs. Malgré une baisse de fréquentation de 10% en septembre, ce jeune homme de 88 ans se montre confiant. Il pense que l’avenir appartient aux petites salles, où l’on peut encore faire ce que Laurent Terzieff appelait du « théâtre d’art ».