L’annonce faite à Claudel
AU REVOIR MONSIEUR FRIANT, PAR PHILIPPE CLAUDEL, STOCK, 90 P., 13,50 EUROS.
Le peintre nancéen Emile Friant avait 15ans lorsqu’il commença, avec succès, à exposer. Une décennie plus tard, il était célèbre. Ses tableaux naturalistes – « la Toussaint », « le Travail du lundi » –, dont le troublant souci d’exactitude empruntait de plus en plus à la toute jeune photographie – « les Canotiers de la Meurthe », « la Lutte » –, lui valurent de devenir, à Paris, un notable précoce. Couvert de médailles et de commandes publiques, professeur aux Beaux-Arts et membre de l’Institut, l’auteur de « la Douleur » fatigua son talent, ignora les mouvements de son temps (fauvisme, cubisme), et préféra les grandeurs d’établissement à la folie créatrice, cette gageure. « La rage du peintre s’est mise à somnoler, puis elle a fini par s’endormir tout à fait, pâteuse et poitrinaire. La mienne suivra peut-être le même chemin », écrit son compatriote lorrain Philippe Claudel, dans un texte bref et fiévreux paru en 2001, heureusement réédité. Comme si l’académicien Goncourt, le romancier primé des « Ames grises », le cinéaste césarisé d’« Il y a longtemps que je t’aime » s’inquiétait des effets, sur son inspiration, de la notoriété et de la prospérité. Comme si, avec le temps et l’âge, l’écrivain de « Meuse l’oubli » craignait de se décevoir, de manquer à Dombasle-sur-Meurthe, d’être infidèle à ses disparus, pour la plupart paysans, et de ressembler in fine à Emile Friant siégeant sous la Coupole. Alors, dans le miroir du commandeur de la Légion d’honneur qui vendit son âme et dont il revisite les premiers tableaux, ceux d’avant «les toiles gentilles et sans danger », Philippe Claudel exalte son enfance au bord du canal où il taquinait le gardon et où il se demande désormais : « Dans quelles eaux finirai-je par m’abîmer un jour ? Auront-elles gardé, par-delà leurs boues accumulées, une partie des reflets de celles où je pêchais jadis ? » Il en appelle à sa grand-mère paternelle, une éclusière qui parlait à la photographie de son mari serrurier, mort au front pendant la Grande Guerre. Il se souvient de ses après-midi d’étudiant passées, à Nancy, dans les bars à hôtesses et les bras des prostituées, dont il payait les bouteilles de « roteuse » avec la bourse que lui avait octroyée l’Education nationale. Dans une prose gorgée de couleurs, de parfums, de saveurs et saturée de métaphores, il se demande s’il ne finira pas, afin d’échapper aux malentendus et de redevenir le garçon canaille des hivers lorrains, par ne plus écrire. En somme, cet « Au revoir Monsieur Friant » est un « Bonjour Monsieur Claudel ». Un émouvant autoportrait exécuté avec la palette de l’artiste dont il fait le portrait déconcertant.