Pouvoir Jean-Michel Baylet, cador d’Occitanie
Alors que François Hollande avait promis une République exemplaire, le radical de gauche Jean-Michel Baylet continue de mélanger les genres : ministre, baron local, propriétaire du groupe de presse La Dépêche du Midi… Un cumul singulier critiqué par ses o
Des décennies durant, il était convenu à Paris que Jean-Michel Baylet était ce cousin de province à l’accent folklorique, au verbe pataud et aux emportements qui faisaient pouffer les énarques du Parti socialiste. Son statut de patron de presse, d’ancien ministre de Mitterrand, il le devait, disait-on, à la volonté farouche de sa mère, Evelyne-Jean Baylet, personnage à la fois fascinant et effrayant, surnommée en son temps « la veuve totalitaire ». A Jean-Michel, son fils, qui n’avait pas fait de grandes études, on avait collé le sobriquet peu glorieux de « veau sous la mère ».
Eh bien, il faut l’admettre aujourd’hui: Paris s’est trompé. Certes, après quarante ans de vie politique, le bilan de Jean-Michel Baylet, pape du radicalisme français, peut sembler maigre. De vision originale, de réalisation majeure, de loi d’envergure, il n’y eut point. Mais la crainte qu’il continue d’inspirer dans sa région donne une idée de son emprise. Il a beau avoir perdu ses mandats de sénateur – en 2014 – et de président du conseil départemental de Tarn-et-Garonne – en 2015 –, Baylet reste le seigneur d’Occitanie, celui dont on baise l’anneau si l’on veut espérer survivre dans le marigot politique local. « Surtout, ne dites pas que je vous ai parlé, sinon il me reste une semaine d’espérance de vie!», s’amuse un conseiller régional. « Vous me jurez que vous ne citez pas mon nom ? Je ne veux pas avoir d’ennuis, moi ! », demande, un peu inquiet, l’ancien maire d’une petite ville.
Récemment, on a cru que la plainte exhumée d’une ancienne assistante parlementaire allait abattre le colosse. Pensez donc : en pleine séance à l’Assemblée nationale, voici notre homme dénoncé par la députée écologiste Isabelle Attard, sous les regards hébétés des parlementaires. Une affaire vieille de quinze ans. Bernadette B. avait alors accusé Baylet de l’avoir frappée au visage et de l’avoir laissée partir de chez lui « entièrement dévêtue et pieds nus ». Sur son procès-verbal, elle disait encore : « Jean-Michel Baylet est quelqu’un de caractériel et d’impulsif, voire violent suivant les circonstances, et qui ne supporte pas la controverse et l’opposition. Cependant, il peut être charmant et attentionné. » A l’époque, le procureur de Toulouse avait classé l’affaire. Bernadette B., elle, aurait été indemnisée par Baylet. Depuis, elle refuse de parler. Et comme la pétition pour réclamer son limogeage a fait pschitt, Baylet peut dormir sur ses deux oreilles.
Non, Jean-Michel Baylet n’est pas un intellectuel. Mais, de l’aveu même de ses adversaires, il est roué, pugnace, connaît chaque lieu-dit de son territoire,
le moindre conseiller municipal. Toujours présent quand il faut inaugurer un collège, un concours agricole. Le réacteur de son pouvoir, c’est un quotidien régional, « la Dépêche du Midi ». Sa devise ? « Le journal de la démocratie. » Une démocratie un peu spéciale, où l’on chante les louanges du propriétaire, où les journalistes ont pour consigne de ne pas mentionner les noms des opposants les plus récalcitrants – sauf quand ils sont mis en examen–, et où il n’est pas rare de voir leurs visages disparaître des photos officielles. La « Pravda » cassoulet. Cela prête à sourire, mais « la Dépêche » sait aussi se montrer féroce envers ceux qu’elle veut voir tomber. Ce sont ses « enquêteurs » qui avaient les premiers « débusqué » l’affaire Alègre, alimentant jour après jour la machine à fantasmes, détruisant les réputations des individus mis en cause. Hasard? Tous étaient considérés par Baylet comme des ennemis intimes. Dominique Baudis, ancien maire de Toulouse et rival politique ; Marc Bourragué et Jean Volff, deux magistrats qui avaient osé ce crime de lèse-majesté : renvoyer la famille Baylet en correctionnelle pour des abus de biens sociaux (Jean-Michel et son épouse d’alors, Marie-France Marchand, seront condamnés à des peines de prison avec sursis).
« La Dépêche » a beau perdre des lecteurs –moins de 200000 exemplaires vendus chaque jour–, elle vient de retrouver son lustre perdu grâce à l’acquisition, l’an passé, de « Midi libre » (120 millions d’euros de chiffre d’affaires). Voici donc Baylet en situation de monopole de Rodez à Nîmes, en passant par Montpellier, Perpignan, Toulouse, Albi et Cahors. Incontournable, comme aux plus belles heures de la IIIe République, quand le quotidien était aux mains des frères Sarraut. Baylet sait « vendre » « la Dépêche », au propre comme au figuré. Le groupe est au coeur d’une mosaïque d’intérêts qui parfois se mélangent : collectivités locales, journalistes, agences régionales. Baylet seul s’y retrouve, cumulant pouvoirs politique, médiatique et financier. « C’est le Berlusconi français, peste un opposant. Si Baylet était de droite, toute la gauche réclamerait sa démission. » Ce qui n’aura pas dissuadé François Hollande de le nommer ministre au début de l’année. En dépit de cette distinction, notre magnat de la presse n’apprécie guère que l’on s’intéresse à ses affaires. A un questionnaire transmis à son bureau, il nous a été répondu par l’entremise de son avocat : « Ce questionnaire ne fera l’objet d’aucune réponse, ce qui était certainement sa finalité, en revanche nous donnerions une suite judiciaire aux graves manquements que semblent annoncer les initiatives de vos journalistes. »
A quoi tient le système Baylet? D’abord à l’argent. Une partie importante de ses revenus –un montant gardé secret–, « la Dépêche du Midi » l’obtient des commandes publiques passées par les élus de la région : abonnements, achat d’espaces publicitaires, annonces légales, partenariats pour des événements. Ces mêmes
élus à qui le journal consacre de longs articles… ou qu’il ignore superbement. Prenons l’exemple de Toulouse. Quand Jean-Luc Moudenc (LR) est élu à la mairie, en 2014, il décide de rompre l’essentiel des contrats passés par son prédécesseur, le socialiste Pierre Cohen, avec « la Dépêche ». Pour le journal, c’est une lourde perte: 1,3 million d’euros par an.
Quelques semaines plus tard, dans les tribunes du stade Ernest-Wallon, devant un match du Stade toulousain, ce même Moudenc croise Jean-Michel Baylet. « Ça va? –Non, ça va pas! C’est scandaleux ce que tu fais! Tu m’as tout coupé, je vais écrire un éditorial et te dénoncer ! Tu déstabilises l’entreprise, tu détruis des emplois! »
Ce sera ensuite au tour du fils Baylet, Jean-Nicolas, de se rendre dans le bureau de Moudenc, place du Capitole.
« Par rapport à nos objectifs, le compte n’y est pas. On est très loin de ce que nous donnait Pierre Cohen. –Je dois faire des économies, répond Moudenc. –Vous ne comptez pas changer de position? Je vous préviens : du côté de la rédaction, les choses vont évoluer. »
Et quelques jours après, en effet, le nom de Moudenc disparaîtra de « la Dépêche ». Dans les articles, il sera seulement fait mention du « maire de Toulouse ». « Consigne de la direction », témoigne le journaliste Olivier Cimpello (SNJ).
Heureusement, le groupe Baylet peut encore compter sur la bienveillance du conseil régional (de Languedoc-Roussillon jusqu’à l’an passé, d’Occitanie aujourd’hui). Son ancien président, le socialiste Martin Malvy, a longtemps été journaliste à « la Dépêche » : ça aide à entretenir de bonnes relations. Quant à sa première vice-présidente, Sylvia Pinel – désormais candidate à la primaire socialiste–, elle est une intime de Baylet, à qui elle vient de succéder à la tête du Parti radical de Gauche. Aussi, personne n’a été surpris quand l’impression du journal du conseil régional a été attribuée à «la Dépêche du Midi». Un marché de 4,3 millions d’euros sur trois ans. Et tant pis si l’offre de « la Dépêche » était moins-disante sur le plan environnemental comme sur le plan financier. Jusqu’à l’an passé, c’est aussi une filiale de « la Dépêche », l’agence de voyages Comevat, qui gérait les déplacements des élus du conseil régional, soit un chiffre d’affaires de plus de 500000 euros par an.
Quel est le montant total des commandes passées aujourd’hui par le conseil d’Occitanie au groupe Baylet ? Question à laquelle les intéressés n’ont pas voulu répondre. Omniprésente dans les pages de « la Dépêche », Carole Delga, la présidente socialiste du conseil régional, n’a en tout cas aucune raison de se plaindre du traitement journalistique qui lui est réservé. « Il y a beaucoup de fantasmes sur les liens entre la région et “la Dépêche du Midi”, se défend Laurent Blondiau, le directeur de cabinet de Delga. Mais quand on veut communiquer, il est normal que l’on passe par le groupe de Jean-Michel Baylet. Il détient quand même “la Dépêche”, “Midi libre”, “l’Indépendant” et “Centre Presse”! »
Dans le Tarn-et-Garonne, fief des Baylet, difficile pour une collectivité d’échapper à « la Dépêche ». De gauche, de droite, la plupart des maires préfèrent jouer le jeu, autrement dit ne pas couper les budgets du quotidien. « Pour avoir la paix », dit l’un d’eux. Présidé par la famille Baylet de 1970 à 2015, le conseil général apportait également son écot, sans craindre le mélange des genres. Aux 40000 euros versés directement au journal chaque année, il fallait ajouter la manne des associations subventionnées. Ainsi, quand Baylet président du conseil général attribuait 60000 euros au concours agricole de Montauban, Baylet président de « la Dépêche du Midi » récupérait des organisateurs 15 000 euros de budgets publicitaires. « Ce journal, c’est notre seul moyen de communiquer avec les habitants de la région », se défend-on à l’Adoma 82, l’association qui gère l’événement.
Régulièrement depuis quarante ans, on annonce la chute des Baylet. En 1975, ce titre dans « le Monde » :
“C’EST LE BERLUSCONI FRANÇAIS. SI BAYLET ÉTAIT DE DROITE, TOUTE LA GAUCHE RÉCLAMERAIT SA DÉMISSION.” UN OPPOSANT LOCAL
« Crépuscule d’une dynastie ». Si « la Dépêche » a perdu de son influence, Jean-Michel Baylet reste encore le seigneur de la région. 720000 euros de revenus annuels. Ministre, président d’une communauté de communes, mais aussi d’un syndicat intercommunal. Surmontant les défaites, les mises en examen, les trahisons, les crises, comme le violent conflit qui l’avait opposé à sa soeur Dany dans les années 1980. Saga familiale qui inspira les scénaristes de la série « Châteauvallon », avec Chantal Nobel dans le rôle d’Evelyne-Jean Baylet, et l’inoxydable tube de Herbert Léonard (« Puissance et gloire/Dans l’eau trouble d’un regard/L’aventure et la passion/Autour de Châteauvallon »). Ami d’enfance de Baylet, l’avocat Jacques Lévy défend « un grand patron de presse ». « Ne vous trompez pas, dit-il, c’est un type courageux et beaucoup plus fin qu’il n’y paraît. »
Des proches de Jean-Michel Baylet, on dit qu’ils sont des vassaux, des affidés. Quand il lui a succédé à la tête du conseil départemental, Christian Astruc a découvert le nombre de postes occupés par des fidèles de Baylet et des membres de leurs familles. Parmi les fonctionnaires du conseil, on trouve ainsi les deux filles de JeanLuc Deprince, maire radical de Beaumont-deLomagne, mais aussi leurs compagnons. Ou bien d’anciens joueurs de l’Avenir valencien, le club de rugby de Valence-d’Agen, et leurs épouses. Féodalité anachronique, mais toujours vivace. « Mes filles sont entrées dans la fonction publique sur concours ! s’emporte JeanLuc Deprince. Leurs compagnons, elles les ont rencontrés au conseil départemental! Des agents embauchés grâce aux élus, il y en a beaucoup. Que seul mon nom soit cité, c’est honteux! »
Est-ce à cause de la bruine ? Ce premier vendredi de novembre, il n’y a pas foule dans les rues de Valenced’Agen. Derrière le jardin public, entourée d’un immense parc, une somptueuse demeure de style colonial : toit en tuile, tourelle avec une immense baie vitrée, terrasse qui domine la ville et ses environs. Les secrets du clan Baylet reposent ici. A la mort accidentelle de son père, Jean, en 1959, Jean-Michel a 12 ans. Les années qui suivent, il fréquente le lycée Berthelot, à Toulouse, gagne une réputation de noceur, d’enfant gâté. Que sait-il de René Bousquet qui entre alors au conseil d’administration de « la Dépêche » ? Du secrétaire général de la police sous Pétain, Jean-Michel Baylet ne dit jamais mot, comme le confirme son ancien ami le sénateur Yvon Collin. Son père fut pourtant l’ami de Bousquet et sa mère, dit-on, une intime, l’invitant régulièrement à Valence-d’Agen, lui confiant des responsabilités à « la Dépêche ». Curieuse relation entre cette femme de fer, juive d’Algérie, agrégée de lettres classiques, et le responsable de la rafle du Vél’d’Hiv, unis par leur soutien à Mitterrand et leur haine envers de Gaulle. Bousquet quitte « la Dépêche du Midi » en 1971. Cette année-là, Jean-Michel entre à la rédaction du quotidien.
Quarante-cinq ans plus tard, la silhouette s’est arrondie, le crâne dégarni. Le noceur est devenu un patriarche attentif à sa succession. Issu d’une première union, Jean-Nicolas a été nommé directeur général du groupe La Dépêche. Son demi-frère, Jean-Benoît, directeur délégué. Quant à la mère de ce dernier, Marie-France Marchand, elle a pris la présidence du groupe après l’entrée de son ex-époux au gouvernement (elle est aujourd’hui la compagne de Laurent Fabius). Quelques élus locaux veulent croire en une nouvelle ère. Ils pourraient bientôt déchanter. Autant que leurs aînés, les héritiers Baylet sont très attachés aux honneurs qui leur sont dus. Demandez donc aux organisateurs du festival de jazz de Marciac: parce qu’ils avaient oublié de convier Jean-Nicolas Baylet à la table de Manuel Valls, venu inaugurer l’édition 2015, ils ont eu droit à deux articles assassins dans « la Dépêche » sous la plume d’un auteur inconnu, E. Marquez. Un vengeur masqué qui, si l’on en croit le journaliste de France3 Laurent Dubois, aurait en réalité pour nom… Jean-Nicolas Baylet [ce dernier n’a pas souhaité nous répondre, NDLR]. Il s’est ensuivi une rupture des relations financières avec le festival, une nouvelle colère des Baylet, qui ne s’attendaient pas à perdre ce marché lucratif, et une nouvelle charge de « la Dépêche ». L’été dernier, le quotidien faisait ainsi état « d’une ambiance générale qui s’est considérablement appauvrie ». Avant de conclure, perfide: « Marciac n’est plus ce que c’était. » Qu’importe si dans le même temps le reste de la presse saluait une belle programmation, avec en particulier la présence d’Ahmad Jamal. Qu’importe si tous les soirs le chapiteau était plein et l’ambiance électrique. Chez les Baylet, la seule réalité qui vaille est celle imprimée dans « la Dépêche du Midi ».
« La Dépêche du Midi » appartient à la famille Baylet depuis la Libération (ci-dessus, en octobre 2003). Le groupe réalise un chiffre d’affaires de près de 100 millions d’euros.