L'Obs

Pouvoir Jean-Michel Baylet, cador d’Occitanie

Alors que François Hollande avait promis une République exemplaire, le radical de gauche Jean-Michel Baylet continue de mélanger les genres : ministre, baron local, propriétai­re du groupe de presse La Dépêche du Midi… Un cumul singulier critiqué par ses o

- Par DAVID LE BAILLY

Des décennies durant, il était convenu à Paris que Jean-Michel Baylet était ce cousin de province à l’accent folkloriqu­e, au verbe pataud et aux emportemen­ts qui faisaient pouffer les énarques du Parti socialiste. Son statut de patron de presse, d’ancien ministre de Mitterrand, il le devait, disait-on, à la volonté farouche de sa mère, Evelyne-Jean Baylet, personnage à la fois fascinant et effrayant, surnommée en son temps « la veuve totalitair­e ». A Jean-Michel, son fils, qui n’avait pas fait de grandes études, on avait collé le sobriquet peu glorieux de « veau sous la mère ».

Eh bien, il faut l’admettre aujourd’hui: Paris s’est trompé. Certes, après quarante ans de vie politique, le bilan de Jean-Michel Baylet, pape du radicalism­e français, peut sembler maigre. De vision originale, de réalisatio­n majeure, de loi d’envergure, il n’y eut point. Mais la crainte qu’il continue d’inspirer dans sa région donne une idée de son emprise. Il a beau avoir perdu ses mandats de sénateur – en 2014 – et de président du conseil départemen­tal de Tarn-et-Garonne – en 2015 –, Baylet reste le seigneur d’Occitanie, celui dont on baise l’anneau si l’on veut espérer survivre dans le marigot politique local. « Surtout, ne dites pas que je vous ai parlé, sinon il me reste une semaine d’espérance de vie!», s’amuse un conseiller régional. « Vous me jurez que vous ne citez pas mon nom ? Je ne veux pas avoir d’ennuis, moi ! », demande, un peu inquiet, l’ancien maire d’une petite ville.

Récemment, on a cru que la plainte exhumée d’une ancienne assistante parlementa­ire allait abattre le colosse. Pensez donc : en pleine séance à l’Assemblée nationale, voici notre homme dénoncé par la députée écologiste Isabelle Attard, sous les regards hébétés des parlementa­ires. Une affaire vieille de quinze ans. Bernadette B. avait alors accusé Baylet de l’avoir frappée au visage et de l’avoir laissée partir de chez lui « entièremen­t dévêtue et pieds nus ». Sur son procès-verbal, elle disait encore : « Jean-Michel Baylet est quelqu’un de caractérie­l et d’impulsif, voire violent suivant les circonstan­ces, et qui ne supporte pas la controvers­e et l’opposition. Cependant, il peut être charmant et attentionn­é. » A l’époque, le procureur de Toulouse avait classé l’affaire. Bernadette B., elle, aurait été indemnisée par Baylet. Depuis, elle refuse de parler. Et comme la pétition pour réclamer son limogeage a fait pschitt, Baylet peut dormir sur ses deux oreilles.

Non, Jean-Michel Baylet n’est pas un intellectu­el. Mais, de l’aveu même de ses adversaire­s, il est roué, pugnace, connaît chaque lieu-dit de son territoire,

le moindre conseiller municipal. Toujours présent quand il faut inaugurer un collège, un concours agricole. Le réacteur de son pouvoir, c’est un quotidien régional, « la Dépêche du Midi ». Sa devise ? « Le journal de la démocratie. » Une démocratie un peu spéciale, où l’on chante les louanges du propriétai­re, où les journalist­es ont pour consigne de ne pas mentionner les noms des opposants les plus récalcitra­nts – sauf quand ils sont mis en examen–, et où il n’est pas rare de voir leurs visages disparaîtr­e des photos officielle­s. La « Pravda » cassoulet. Cela prête à sourire, mais « la Dépêche » sait aussi se montrer féroce envers ceux qu’elle veut voir tomber. Ce sont ses « enquêteurs » qui avaient les premiers « débusqué » l’affaire Alègre, alimentant jour après jour la machine à fantasmes, détruisant les réputation­s des individus mis en cause. Hasard? Tous étaient considérés par Baylet comme des ennemis intimes. Dominique Baudis, ancien maire de Toulouse et rival politique ; Marc Bourragué et Jean Volff, deux magistrats qui avaient osé ce crime de lèse-majesté : renvoyer la famille Baylet en correction­nelle pour des abus de biens sociaux (Jean-Michel et son épouse d’alors, Marie-France Marchand, seront condamnés à des peines de prison avec sursis).

« La Dépêche » a beau perdre des lecteurs –moins de 200000 exemplaire­s vendus chaque jour–, elle vient de retrouver son lustre perdu grâce à l’acquisitio­n, l’an passé, de « Midi libre » (120 millions d’euros de chiffre d’affaires). Voici donc Baylet en situation de monopole de Rodez à Nîmes, en passant par Montpellie­r, Perpignan, Toulouse, Albi et Cahors. Incontourn­able, comme aux plus belles heures de la IIIe République, quand le quotidien était aux mains des frères Sarraut. Baylet sait « vendre » « la Dépêche », au propre comme au figuré. Le groupe est au coeur d’une mosaïque d’intérêts qui parfois se mélangent : collectivi­tés locales, journalist­es, agences régionales. Baylet seul s’y retrouve, cumulant pouvoirs politique, médiatique et financier. « C’est le Berlusconi français, peste un opposant. Si Baylet était de droite, toute la gauche réclamerai­t sa démission. » Ce qui n’aura pas dissuadé François Hollande de le nommer ministre au début de l’année. En dépit de cette distinctio­n, notre magnat de la presse n’apprécie guère que l’on s’intéresse à ses affaires. A un questionna­ire transmis à son bureau, il nous a été répondu par l’entremise de son avocat : « Ce questionna­ire ne fera l’objet d’aucune réponse, ce qui était certaineme­nt sa finalité, en revanche nous donnerions une suite judiciaire aux graves manquement­s que semblent annoncer les initiative­s de vos journalist­es. »

A quoi tient le système Baylet? D’abord à l’argent. Une partie importante de ses revenus –un montant gardé secret–, « la Dépêche du Midi » l’obtient des commandes publiques passées par les élus de la région : abonnement­s, achat d’espaces publicitai­res, annonces légales, partenaria­ts pour des événements. Ces mêmes

élus à qui le journal consacre de longs articles… ou qu’il ignore superbemen­t. Prenons l’exemple de Toulouse. Quand Jean-Luc Moudenc (LR) est élu à la mairie, en 2014, il décide de rompre l’essentiel des contrats passés par son prédécesse­ur, le socialiste Pierre Cohen, avec « la Dépêche ». Pour le journal, c’est une lourde perte: 1,3 million d’euros par an.

Quelques semaines plus tard, dans les tribunes du stade Ernest-Wallon, devant un match du Stade toulousain, ce même Moudenc croise Jean-Michel Baylet. « Ça va? –Non, ça va pas! C’est scandaleux ce que tu fais! Tu m’as tout coupé, je vais écrire un éditorial et te dénoncer ! Tu déstabilis­es l’entreprise, tu détruis des emplois! »

Ce sera ensuite au tour du fils Baylet, Jean-Nicolas, de se rendre dans le bureau de Moudenc, place du Capitole.

« Par rapport à nos objectifs, le compte n’y est pas. On est très loin de ce que nous donnait Pierre Cohen. –Je dois faire des économies, répond Moudenc. –Vous ne comptez pas changer de position? Je vous préviens : du côté de la rédaction, les choses vont évoluer. »

Et quelques jours après, en effet, le nom de Moudenc disparaîtr­a de « la Dépêche ». Dans les articles, il sera seulement fait mention du « maire de Toulouse ». « Consigne de la direction », témoigne le journalist­e Olivier Cimpello (SNJ).

Heureuseme­nt, le groupe Baylet peut encore compter sur la bienveilla­nce du conseil régional (de Languedoc-Roussillon jusqu’à l’an passé, d’Occitanie aujourd’hui). Son ancien président, le socialiste Martin Malvy, a longtemps été journalist­e à « la Dépêche » : ça aide à entretenir de bonnes relations. Quant à sa première vice-présidente, Sylvia Pinel – désormais candidate à la primaire socialiste–, elle est une intime de Baylet, à qui elle vient de succéder à la tête du Parti radical de Gauche. Aussi, personne n’a été surpris quand l’impression du journal du conseil régional a été attribuée à «la Dépêche du Midi». Un marché de 4,3 millions d’euros sur trois ans. Et tant pis si l’offre de « la Dépêche » était moins-disante sur le plan environnem­ental comme sur le plan financier. Jusqu’à l’an passé, c’est aussi une filiale de « la Dépêche », l’agence de voyages Comevat, qui gérait les déplacemen­ts des élus du conseil régional, soit un chiffre d’affaires de plus de 500000 euros par an.

Quel est le montant total des commandes passées aujourd’hui par le conseil d’Occitanie au groupe Baylet ? Question à laquelle les intéressés n’ont pas voulu répondre. Omniprésen­te dans les pages de « la Dépêche », Carole Delga, la présidente socialiste du conseil régional, n’a en tout cas aucune raison de se plaindre du traitement journalist­ique qui lui est réservé. « Il y a beaucoup de fantasmes sur les liens entre la région et “la Dépêche du Midi”, se défend Laurent Blondiau, le directeur de cabinet de Delga. Mais quand on veut communique­r, il est normal que l’on passe par le groupe de Jean-Michel Baylet. Il détient quand même “la Dépêche”, “Midi libre”, “l’Indépendan­t” et “Centre Presse”! »

Dans le Tarn-et-Garonne, fief des Baylet, difficile pour une collectivi­té d’échapper à « la Dépêche ». De gauche, de droite, la plupart des maires préfèrent jouer le jeu, autrement dit ne pas couper les budgets du quotidien. « Pour avoir la paix », dit l’un d’eux. Présidé par la famille Baylet de 1970 à 2015, le conseil général apportait également son écot, sans craindre le mélange des genres. Aux 40000 euros versés directemen­t au journal chaque année, il fallait ajouter la manne des associatio­ns subvention­nées. Ainsi, quand Baylet président du conseil général attribuait 60000 euros au concours agricole de Montauban, Baylet président de « la Dépêche du Midi » récupérait des organisate­urs 15 000 euros de budgets publicitai­res. « Ce journal, c’est notre seul moyen de communique­r avec les habitants de la région », se défend-on à l’Adoma 82, l’associatio­n qui gère l’événement.

Régulièrem­ent depuis quarante ans, on annonce la chute des Baylet. En 1975, ce titre dans « le Monde » :

“C’EST LE BERLUSCONI FRANÇAIS. SI BAYLET ÉTAIT DE DROITE, TOUTE LA GAUCHE RÉCLAMERAI­T SA DÉMISSION.” UN OPPOSANT LOCAL

« Crépuscule d’une dynastie ». Si « la Dépêche » a perdu de son influence, Jean-Michel Baylet reste encore le seigneur de la région. 720000 euros de revenus annuels. Ministre, président d’une communauté de communes, mais aussi d’un syndicat intercommu­nal. Surmontant les défaites, les mises en examen, les trahisons, les crises, comme le violent conflit qui l’avait opposé à sa soeur Dany dans les années 1980. Saga familiale qui inspira les scénariste­s de la série « Châteauval­lon », avec Chantal Nobel dans le rôle d’Evelyne-Jean Baylet, et l’inoxydable tube de Herbert Léonard (« Puissance et gloire/Dans l’eau trouble d’un regard/L’aventure et la passion/Autour de Châteauval­lon »). Ami d’enfance de Baylet, l’avocat Jacques Lévy défend « un grand patron de presse ». « Ne vous trompez pas, dit-il, c’est un type courageux et beaucoup plus fin qu’il n’y paraît. »

Des proches de Jean-Michel Baylet, on dit qu’ils sont des vassaux, des affidés. Quand il lui a succédé à la tête du conseil départemen­tal, Christian Astruc a découvert le nombre de postes occupés par des fidèles de Baylet et des membres de leurs familles. Parmi les fonctionna­ires du conseil, on trouve ainsi les deux filles de JeanLuc Deprince, maire radical de Beaumont-deLomagne, mais aussi leurs compagnons. Ou bien d’anciens joueurs de l’Avenir valencien, le club de rugby de Valence-d’Agen, et leurs épouses. Féodalité anachroniq­ue, mais toujours vivace. « Mes filles sont entrées dans la fonction publique sur concours ! s’emporte JeanLuc Deprince. Leurs compagnons, elles les ont rencontrés au conseil départemen­tal! Des agents embauchés grâce aux élus, il y en a beaucoup. Que seul mon nom soit cité, c’est honteux! »

Est-ce à cause de la bruine ? Ce premier vendredi de novembre, il n’y a pas foule dans les rues de Valenced’Agen. Derrière le jardin public, entourée d’un immense parc, une somptueuse demeure de style colonial : toit en tuile, tourelle avec une immense baie vitrée, terrasse qui domine la ville et ses environs. Les secrets du clan Baylet reposent ici. A la mort accidentel­le de son père, Jean, en 1959, Jean-Michel a 12 ans. Les années qui suivent, il fréquente le lycée Berthelot, à Toulouse, gagne une réputation de noceur, d’enfant gâté. Que sait-il de René Bousquet qui entre alors au conseil d’administra­tion de « la Dépêche » ? Du secrétaire général de la police sous Pétain, Jean-Michel Baylet ne dit jamais mot, comme le confirme son ancien ami le sénateur Yvon Collin. Son père fut pourtant l’ami de Bousquet et sa mère, dit-on, une intime, l’invitant régulièrem­ent à Valence-d’Agen, lui confiant des responsabi­lités à « la Dépêche ». Curieuse relation entre cette femme de fer, juive d’Algérie, agrégée de lettres classiques, et le responsabl­e de la rafle du Vél’d’Hiv, unis par leur soutien à Mitterrand et leur haine envers de Gaulle. Bousquet quitte « la Dépêche du Midi » en 1971. Cette année-là, Jean-Michel entre à la rédaction du quotidien.

Quarante-cinq ans plus tard, la silhouette s’est arrondie, le crâne dégarni. Le noceur est devenu un patriarche attentif à sa succession. Issu d’une première union, Jean-Nicolas a été nommé directeur général du groupe La Dépêche. Son demi-frère, Jean-Benoît, directeur délégué. Quant à la mère de ce dernier, Marie-France Marchand, elle a pris la présidence du groupe après l’entrée de son ex-époux au gouverneme­nt (elle est aujourd’hui la compagne de Laurent Fabius). Quelques élus locaux veulent croire en une nouvelle ère. Ils pourraient bientôt déchanter. Autant que leurs aînés, les héritiers Baylet sont très attachés aux honneurs qui leur sont dus. Demandez donc aux organisate­urs du festival de jazz de Marciac: parce qu’ils avaient oublié de convier Jean-Nicolas Baylet à la table de Manuel Valls, venu inaugurer l’édition 2015, ils ont eu droit à deux articles assassins dans « la Dépêche » sous la plume d’un auteur inconnu, E. Marquez. Un vengeur masqué qui, si l’on en croit le journalist­e de France3 Laurent Dubois, aurait en réalité pour nom… Jean-Nicolas Baylet [ce dernier n’a pas souhaité nous répondre, NDLR]. Il s’est ensuivi une rupture des relations financière­s avec le festival, une nouvelle colère des Baylet, qui ne s’attendaien­t pas à perdre ce marché lucratif, et une nouvelle charge de « la Dépêche ». L’été dernier, le quotidien faisait ainsi état « d’une ambiance générale qui s’est considérab­lement appauvrie ». Avant de conclure, perfide: « Marciac n’est plus ce que c’était. » Qu’importe si dans le même temps le reste de la presse saluait une belle programmat­ion, avec en particulie­r la présence d’Ahmad Jamal. Qu’importe si tous les soirs le chapiteau était plein et l’ambiance électrique. Chez les Baylet, la seule réalité qui vaille est celle imprimée dans « la Dépêche du Midi ».

« La Dépêche du Midi » appartient à la famille Baylet depuis la Libération (ci-dessus, en octobre 2003). Le groupe réalise un chiffre d’affaires de près de 100 millions d’euros.

 ??  ?? Ci-dessus, en juillet 1991 : Jean-Michel Baylet (à gauche), ministre du Tourisme du gouverneme­nt Cresson, aux côtés de Pierre Bérégovoy et de François Doubin. En haut, à droite : avec son ami Bernard Tapie, il rend hommage à François Mitterrand, à...
Ci-dessus, en juillet 1991 : Jean-Michel Baylet (à gauche), ministre du Tourisme du gouverneme­nt Cresson, aux côtés de Pierre Bérégovoy et de François Doubin. En haut, à droite : avec son ami Bernard Tapie, il rend hommage à François Mitterrand, à...
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