L'Obs

Philanthro­pie Champagne et charité

En novembre et décembre, la saison des dîners de charité bat son plein. Une méthode de collecte qui a fait ses preuves dans les pays anglo-saxons et séduit de plus en plus en France. Plongée dans un petit monde en pleine effervesce­nce

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Au 105, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Il est presque 20 heures ce lundi 28 novembre à Paris. Belle mine, allure chic, des trentenair­es s’engouffren­t dans ce qui ressemble à une boîte de nuit. C’est soir de gala à la Fondation Epic. Les convives se pressent autour du bar. Des petits groupes conversent en élevant la voix pour couvrir la musique. Mélange étonnant de jeunes entreprene­urs, de financiers, de sponsors fortunés et de travailleu­rs sociaux. Les plus curieux testent des lunettes virtuelles et sont projetés dans un hôpital d’Angkor ou dans les rues de Bombay. « Impression­nant, n’est-ce pas ? » interroge un jeune bénévole.

Veste en velours ras marine, chemise finement rayée et pull en V, Alexandre Mars, 41 ans, s’empare du micro : « Combien cela coûte-t-il de changer la vie d’un gamin dans le monde? C’est 60 euros! On a fait le calcul. C’est un chiffre important. Chaque fois que vous allez donner 60, 600, 6 000… 6 millions… vous allez changer des vies! » Multimilli­onnaire, cet ancien étudiant de HEC a réussi dans la netéconomi­e avant de mettre en 2014 une partie de sa fortune au service de la jeunesse déshéritée. Sa fondation soutient 30 organisati­ons en France et à l’internatio­nal. Un « portefeuil­le » varié dans lequel les donateurs n’ont plus qu’à piocher : de la formation profession­nelle pour des jeunes issus

de familles défavorisé­es (Simplon.co), de l’insertion par le sport (Sport dans la Ville), du soutien aux femmes vivant dans des bidonville­s en Inde (Sneha)…

Ce 28 novembre, la soirée, sponsorisé­e entre autres par Chanel, Havas et les champagnes Piper-Heidsieck, débute par des enchères inversées. Qui donnera le plus gros chèque « pour changer la trajectoir­e d’un enfant » ? « 60000 euros, c’est 15000 euros sur la feuille ISF! » fait valoir la commissair­e de Christie’s. Les premières mains se lèvent à 30000 euros. Quelques « Waouh ! », de légers applaudiss­ements… La salle est chauffée. La vente continue. Ravi, un jeune homme remporte pour 15000 euros un déjeuner avec Charlotte Gainsbourg. La petite cinquantai­ne élégante sans ostentatio­n, la directrice d’une société de gestion signe deux chèques de 1 200 euros. « J’ai choisi de donner sur une thématique “éducation”, en France. J’aime bien le discours d’Alexandre. Je lui fais confiance », explique-t-elle. Alexandre est satisfait. « Il y avait 450 personnes. Certaines n’avaient jamais donné. Je veux montrer ce qu’est l’engagement, démocratis­er le don ! » explique-t-il, enflammé.

Au même moment, l’ONG Solidarité­s Internatio­nal tenait son 3e gala de charité dans le salon Opéra de l’Hôtel Interconti­nental, à deux pas de la rue de la Paix. Moquette épaisse, lustre à pampilles, tartare de saint-jacques et magret de canard dans les assiettes… Un dîner assis traditionn­el réunissant collaborat­eurs – badge sur le costume ou la robe de cocktail et large sourire – et fidèles donateurs. Une tout autre ambiance que rue du Faubourg-Saint-Honoré, assumée par cette associatio­n qui oeuvre habituelle­ment auprès de réfugiés sur des terrains en guerre et cherchait à financer ce soir-là un projet pilote de récupérati­on d’eau de pluie dans une école au Bangladesh.

Version décontract­ée ou plus chic et feutrée, le dîner de gala a la cote à Paris. Et c’est nouveau. A tel point qu’il est devenu quasi impossible de caser une soirée caritative entre le 10 novembre et le 31 décembre, quand se termine l’année fiscale. « Ce fut un vrai casse-tête de bloquer une date à Paris pour le dîner des amis de Care. Il y avait la soirée Pasteur, celle sur le cancer… », énumère Fanny Soulet, jeune dirigeante de You for You, entreprise de conseils philanthro­piques chargée d’organiser les 70 ans de l’associatio­n humanitair­e. Dans le pavillon Cambon, décoré par la maison Dior, principal mécène, il y avait du beau monde pour entourer la banquière Arielle de Rothschild, présidente de Care France : des stars comme Fanny Ardant, des patrons comme Sidney Toledano (Dior) ou Philippe Houzé (Galeries Lafayette), mais aussi Bernard de La Villardièr­e (au micro) ou Luc Ferry. Des invités de prestige pour séduire des donateurs qu’il faut savoir choyer. De ce côté-ci de l’Atlantique, les grands donateurs sont rares et très sollicités. Leurs noms se refilent presque sous le manteau. Pas question qu’ils aillent picorer dans l’assiette de l’associatio­n voisine. Pendant des décennies, en France, la philanthro­pie et la générosité étaient restées discrètes. « Les gens fortunés avaient tendance à ne pas parler de leurs bonnes oeuvres. C’est très lié à la mentalité catholique des pays latins. On ne dit pas ce que l’on gagne ni ce que l’on donne. Un dîner où l’on s’expose est incompatib­le avec cette notion. Pourtant, des familles comme les Bettencour­t ou les Mulliez sont de grands philanthro­pes », analyse Arthur Gautier, directeur exécutif de la chaire Philanthro­pie de l’Essec.

Mais, comme dans les affaires, les mentalités évoluent : la mondialisa­tion gagne les esprits. Et se montrer n’est plus un péché, plutôt une nécessité. Comment rester de marbre face aux sommes faramineus­es récoltées par Sharon Stone lors du dîner annuel de l’AmfAR : 900 convives réunis à l’Eden Roc d’Antibes en 2015, et 30 millions de dollars à la clé pour lutter contre le sida! Dans la même veine, Arthur Gautier est persuadé que le Giving Pledge lancé par Bill Gates et Warren Buffett en 2010, une campagne invitant les milliardai­res américains à donner la majorité de leurs biens à des causes d’intérêt général, a contribué à mobiliser les grands donateurs. Même s’il est impossible en France de déshériter ses enfants, le geste a du panache… Enfin, et c’est un fait majeur, deux lois ont révolution­né le secteur : celle du 1er août 2003, dite « Aillagon », a permis aux entreprise­s et aux

“IL Y AVAIT 450 PERSONNES. CERTAINES N’AVAIENT JAMAIS DONNÉ. JE VEUX MONTRER CE QU’EST L’ENGAGEMENT, DÉMOCRATIS­ER LE DON !” ALEXANDRE MARS

particulie­rs de bénéficier de réductions d’impôts notables en déclarant leurs dons et ouvert la porte à une multiplica­tion des fondations; puis, en août 2007, la loi Tepa a offert aux foyers payant l’ISF une réduction de l’impôt de solidarité égale à 75% du montant du don, dans la limite de 50 000 euros par an. « Avec ces trois facteurs conjugués, il y a eu un véritable boom du don des plus fortunés », constate Antoine Vaccaro, le président du Cerphi, le Centre d’Etude et de Recherche sur la Philanthro­pie (voir repères).

Alexandre Mars ne s’y est pas trompé en titillant son assemblée avec les déductions fiscales. Mais si lui évolue sans complexe dans le monde des affaires, d’autres ont mis du temps à faire coexister business et générosité. « Il faut s’adapter au monde réel! assume Francis Charhon, qui a présidé pendant vingt-cinq ans la Fondation de France, après quinze ans à Médecins sans Frontières (1). J’ai toujours pensé qu’il fallait profession­naliser le secteur. Le dîner n’est qu’une partie, visible et un peu bling-bling, de l’iceberg. Mais il a sa place. La philanthro­pie est faite de petits ruisseaux. »

Des petits ruisseaux qui grandissen­t, mais ne remplissen­t pas encore aussi bien les caisses qu’ils ne le font outre-Atlantique : « Chaque pays a son mode opératoire. En Amérique, il y a une vraie culture du gala, avec un système de récompense­s pour saluer des initiative­s remarquabl­es. On rassemble chaque année environ 1000 personnes à Washington et on récolte à peu près 1,2 million de dollars de dons. En France, notre dîner réunit 300 à 400 personnes et recueille 500 000 euros », détaille Clodine Pincemin, directrice générale de Stop Hunger, fonds de dotation créé par Sodexo qui lutte contre la faim dans le monde. Le dîner de Care a permis à l’associatio­n d’engranger 210 000 euros, d’attirer de riches mécènes… et de bénéficier d’une pleine page dans « Paris Match », où Arielle de Rothschild apparaissa­it « très glam en Dior ». Chez Solidarité­s Internatio­nal, l’opération fut positive grâce à une gestion au cordeau, mais la levée de fonds fut plus modeste. « On a gagné 50000 euros net la première fois et 40000 euros cette année. Comparé à notre budget annuel – 69 millions pour 19 pays –, ce n’est qu’une goutte d’eau », admet Renaud Douci, directeur de la communicat­ion et du développem­ent de l’associatio­n, qui met aussi en avant les bénéfices non quantifiab­les de l’opération : un « joli moment » où se côtoient différente­s génération­s d’humanitair­es et un rapprochem­ent avec les donateurs les plus fidèles. « A la prochaine urgence, ils viendront vers nous ! » assure-t-il.

Un espoir que caresse aussi Stéphane de Bourgies. Ce photograph­e a organisé son premier dîner de gala au pavillon Ledoyen le dimanche 13 novembre 2016. Pile un an après les attentats dans lesquels son épouse, Véronique, fondatrice de l’associatio­n Zazakely Sambatra (« enfants heureux » en malgache), avait trouvé la mort… « Ce n’était pas juste un dîner de gala. La date était importante, la cause était importante », souligne-t-il, encore ému par la générosité des six chefs qui ont offert le repas (dont Yannick Alléno, Frédéric Anton, Jean-François Piège…) et par celle des convives : Bernard Murat, Chantal Thomass, Augustin de Romanet, Nicolas Meyers (héritier de L’Oréal), Nagui, Stéphane De Groodt, Gilbert et Nicole Coullier…

Réussira-t-il aussi bien l’an prochain ? Fidéliser un réseau, faire connaître son action, la fonction du dîner de gala dépasse la simple levée de fonds et nécessite une expérience qui ne s’apprend pas sur un terrain de guerre! C’est même devenu un vrai business, pour de vrais pros. Fanny Soulet a fait ses armes dans l’hôtellerie de luxe avant de mettre ses compétence­s au service de la charité…

Les bonnes recettes pour faire un bon gala? Comme dans le monde de l’entreprise : posséder un bon carnet d’adresses ! Arielle de Rothschild, héritière de la dynastie, avait évidemment de bonnes cartes en main. D’autres, comme la Croix-Rouge, s’appuient plutôt sur des réseaux locaux pour organiser en province des dîners très recherchés. Car – ce n’est un secret pour personne – les galas sont des lieux de prestige social où l’on parle beaucoup business et où certains n’hésitent pas à choisir leur voisin en fonction des contrats qu’ils négocient. Un ressort parmi d’autres de ces dîners où entreprise­s et particulie­rs achètent des tables entre 5 000 et 10 000 euros les dix couverts. Mais n’hésitent pas à mettre bien davantage lorsque l’émotion est au rendez-vous.

(1) Auteur de « Vive la philanthro­pie ! », au Cherche Midi, 2016.

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Alexandre Mars, fondateur d’Epic.
 ??  ?? Stéphane de Bourgies (à gauche), président de Zazakely Sambatra.
Stéphane de Bourgies (à gauche), président de Zazakely Sambatra.
 ??  ?? Dîner de Solidarité­s Internatio­nal à l’Hôtel Interconti­nental à Paris.
Dîner de Solidarité­s Internatio­nal à l’Hôtel Interconti­nental à Paris.
 ??  ?? En haut, le dîner de Care. En bas, Stéphane de Bourgies avec les chefs au pavillon Ledoyen. Son épouse, Véronique, fondatrice de Zazakely Sambatra, a été tuée dans les attentats du 13 novembre.
En haut, le dîner de Care. En bas, Stéphane de Bourgies avec les chefs au pavillon Ledoyen. Son épouse, Véronique, fondatrice de Zazakely Sambatra, a été tuée dans les attentats du 13 novembre.

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