“L’IMMIGRÉ RESTE LE FAUTIF”
Pour l’historien Grégoire Kauffmann, le discours xénophobe du FN est toujours inscrit dans l’ADN du parti
Le FN a-t-il depuis toujours tenu un discours de dénonciation de l’immigration?
Dans les premières années, non. Le Front est créé par des anciens d’Ordre nouveau, un mouvement néofasciste, qui s’en prend à « l’immigration sauvage » au nom de la défense de l’Occident. Mais JeanMarie Le Pen est assez hermétique à ces thématiques. Son credo, c’est plutôt l’anticommunisme, le rejet des évolutions sociétales en cours, et la défense des petits entrepreneurs et commerçants. Il est sur une ligne d’extrême droite assez classique, en lien avec son passé poujadiste. Un homme, François Duprat, l’une des figures de l’extrême droite française, va le convaincre de s’intéresser à la question de l’immigration, en se concentrant sur ses aspects socioéconomiques. Les temps ont changé. Le chômage de masse s’installe. Et le regroupement familial acté par Giscard se met en place, suscitant la méfiance d’une partie de la population.
Le FN va alors connaître une période de croissance rapide, faisant son entrée au Parlement européen en 1984 et à l’Assemblée nationale deux ans plus tard…
JeanMarie Le Pen a trouvé son filon et l’exploite ad nauseam. L’immigré est dépeint en profiteur qui vole le travail des Français, vit de l’assistanat et engendre de l’insécurité, en profitant du laxisme de la gauche. Ce qu’il faut toutefois noter, c’est qu’à cette époque le Front ne fait pas le lien entre la figure de l’immigré et celle du musulman. Il y a bien une petite tentative à la fin des années 1980, mais elle restera sans lendemain. Comme nombre de cadres du parti, Le Pen a une image paternaliste de l’islam, héritière de préjugés coloniaux. Il y voit une sorte de religion émolliente, un facteur d’ordre qui permet de cadrer les petits « Arabes » des quartiers. Cette ligne restera celle du FN dans les années 2000, et se renforcera sous l’influence de Dieudonné et d’Alain Soral, qui, par judéophobie, pousseront le Front à capter, sans grand succès, le vote musulman.
Ce n’est pas du tout la vision de sa fille…
Non. Avec son arrivée et l’expulsion des éléments soraliens du parti, on assiste à un changement de ligne politique. Le discours sur l’immigration est associé désormais à une dénonciation véhémente de l’islamisme et, de manière plus originale, à une OPA sur la République. Le Front ne combat plus seulement l’immigration au nom de motivations sociales. Il la combat aussi car, par le biais des populations musulmanes, elle représenterait une menace pour les valeurs républicaines que le FN prétend désormais incarner. Au nom de la lutte contre le « totalitarisme islamique », Marine Le Pen se pose ainsi en défenseure des droits des femmes, des homosexuels, des services publics, de la laïcité… Ce qui, sous Le Pen père, n’aurait guère été envisageable.
Pourtant, la présidente du FN n’hésite pas à critiquer la théorie du « grand remplacement », très en vogue parmi ses troupes.
Ses positions sont ambiguës. La même Marine Le Pen qui ne « pense pas que l’immigration réponde à un plan
établi » affirme dans la foulée qu’elle est « utilisée depuis trente ans par les grands milieux financiers pour peser à la baisse sur les salaires ». Ce qui est sûr, c’est que son discours sur l’immigration se fond aujourd’hui dans une diatribe plus large contre le « mondialisme ». Jean-Marie Le Pen se voulait antiétatiste et atlantiste. Sa fille est devenue l’ardente défenseure d’un Etat stratège fragilisé par une mondialisation destructrice dont l’immigration ne serait qu’un des volets. D’un point de vue sémantique, cela se traduit par de petits ajustements. On ne stigmatise plus les « immigrés » ou les « Arabes », qui désormais votent et, sait-on jamais, pourraient se rallier au Front. On rebondit sur l’actualité en ciblant les « islamistes » et les « migrants », ces masses anonymes de réfugiés musulmans, qui arrivent subitement en Europe et suscitent l’anxiété des populations.
Dans son programme présidentiel, Marine Le Pen va semble-t-il introduire une nouvelle proposition : rendre l’école publique payante pour les enfants d’étrangers. Qu’est-ce que cela vous évoque ?
Cela montre les limites de sa stratégie de captation de l’héritage républicain. Comment se réclamer de la République tout en contestant le principe d’égalité d’accès au service public de l’Education ? En 1984, Jean-Marie Le Pen manifestait pour l’école libre. Trente ans plus tard, sa fille cherche à établir des liens entre défense de l’école publique et combat contre l’immigration. L’étranger est toujours le fautif, mais le cortège de ses victimes s’est élargi. Ce n’est plus seulement le travailleur français. C’est aussi le citoyen, son école, ses services publics. Marine Le Pen ne cesse d’invoquer la République, mais sa vision ethno-centrée de la société ne coïncide guère avec la lettre et l’esprit de l’héritage républicain.