EMPLOIS FICTIFS : ET MAINTENANT LE FN
Le Parlement européen réclame 1,1 million d’euros au Front national. Six députés ont salarié des assistants qui travaillaient en réalité pour le parti. En exclusivité, “l’Obs” a eu accès à l’interrogatoire de la collaboratrice de Marine Le Pen
Le 2 juillet 2015, Catherine Griset s’engou re dans la tour vitrée de l’Office européen de Lutte antifraude, à Bruxelles. Cette belle femme brune, amie de Marine Le Pen depuis vingt-deux ans, est salariée depuis 2010 par le Parlement européen comme assistante de la dirigeante frontiste. Les enquêteurs la soupçonnent d’être restée en France et d’avoir profité d’un emploi fictif. Un témoin leur a a rmé que « Mme Griset ne pass[ait] jamais une semaine entière à Bruxelles ». L’interrogatoire va durer une heure et demie. Pourquoi n’a-t-elle ni bail, ni abonnement téléphonique, ni contrat d’eau ou d’électricité en Belgique ? Pourquoi sa fille est-elle inscrite à l’école à Garches, dans les Hautsde-Seine ? Et pourquoi les listes d’entrées et de sorties du Parlement gardent-elles si peu de traces de ses passages? L’assistante réplique : « Je dormais sur un canapé-lit chez des amis belges. Ma fille ne voulait pas changer d’établissement, je l’ai laissée sous la garde de ma mère. Quant au Parlement, je rentrais par le parking, dans la même voiture que Mme Le Pen », déjouant ainsi, selon ses dires, tous les contrôles de sécurité.
Les arguments de Catherine Griset n’ont pas convaincu les enquêteurs. Le Parlement avait donné jusqu’au 31 janvier à Marine Le Pen pour rembourser les cinq années de salaires de son assistante fantôme, soit 298 000 euros. Les services de Bruxelles ont aussi épluché les agendas de Thierry Légier, qui a été salarié comme assistant de Marine Le Pen durant quelques mois en 2011. Il s’est avéré que M. Légier occupait en réalité la fonction de… garde du corps de la patronne du Front, qui a jusqu’au 28 février pour rendre 40000 euros supplémentaires. Et ce n’est qu’un début. Selon nos informations, Bruxelles réclame aujourd’hui 1,1 million d’euros à six eurodéputés du FN. Sont visés les Le Pen, père et fille, Bruno Gollnisch, ainsi que des nouveaux élus, Mylène Troszczynski, Sophie Montel et Dominique Bilde. Les enquêtes se poursuivent, l’une à Bruxelles, menée par l’O ce européen de Lutte antifraude, l’autre à Paris, pour les salariés qui possèdent un contrat de droit français (ils sont alors censés travailler dans la circonscription du député).
Une vingtaine d’assistants, en tout, sont soupçonnés d’avoir été payés par le Parlement, avec l’argent des contribuables européens, alors qu’ils étaient au service du Front national au siège du parti, à Nanterre. L’un était directeur de cabinet de Jean-Marie Le Pen (avant son exclusion). L’autre, son majordome. Quatre appartiennent au cabinet de Marine Le Pen. Huit figurent dans les équipes de Florian Philippot comme conseillers spéciaux, délégués nationaux ou encore chargés de mission. Le 15 décembre, le parquet de Paris a ouvert une information judiciaire pour « abus de confiance », « escroquerie en bande organisée », « faux » et « travail dissimulé ». L’instruction est confiée à Renaud Van Ruymbeke.
De toutes les enquêtes visant les Le Pen et leur parti (fraude fiscale, escroquerie, abus de bien social), cette a aire d’emplois fictifs est la plus explosive. Car elle touche au coeur du FN, à ses principaux cadres, à ses prétendues valeurs. Elle montre que le Front national n’est plus ce petit parti obligé de vivre d’expédients. Vainqueur des dernières élections européennes, première délégation française à Bruxelles, le FN a vu ruisseler sur lui la manne européenne : plus de 13 millions d’euros par an. Au tout début de l’a aire, en 2015, Marine Le Pen avait dénoncé « une vaste manipulation politique ». Ce n’était qu’un coup monté par le président du Parlement, le social-démocrate Martin Schulz, « sur instruction » de Manuel Valls. Droit dans ses bottes, le Front allait contre-attaquer, fournir des preuves, laver son honneur. « Nous n’avons rien à nous reprocher dans ce domaine comme dans bien d’autres », martelait la meneuse frontiste. Mais de justificatifs, les médias n’en ont jamais vu l’ombre. Et sur le sujet des emplois fictifs, les députés du FN se retrouvent désormais du côté du « système », à défendre un certain… François Fillon. A l’image de Jean-Marie Le Pen, qui s’est fendu d’un message de soutien aux allures de baiser de la mort. « C’est au député de savoir de qui il a besoin, quelles sont les meilleures compétences » pour l’assister, a-t-il a rmé sur son blog. Marine Le Pen, elle, préfère placer la riposte sur le
“C’EST AU DÉPUTÉ DE SAVOIR DE QUI IL A BESOIN.” JEAN MARIE LE PEN
terrain juridique. Le 24 janvier, son avocat a déposé plainte auprès du tribunal de première instance de Bruxelles pour « faux et usage de faux ». Dans ce document de 26 pages, que « l’Obs » a pu consulter, Me Marcel Ceccaldi dénonce la collusion supposée entre l’O ce européen de Lutte antifraude et le Parlement, ainsi que le manque de transparence de la procédure. « Ma cliente ne sait même pas ce qui lui est reproché. Elle n’a jamais été entendue et demande l’accès à l’entier rapport qui la condamne », tempête-t-il. Selon l’avocat, il est de notoriété publique que les assistants parlementaires d’autres députés européens (il cite des Polonais et des Espagnols) travaillent pour leur parti.
« Des abus, il y en a eu et il y en aura encore », reconnaît un fonctionnaire de l’administration bruxelloise. « L’argent européen est distribué avec assez peu de contrôle. Les services fonctionnent sur la confiance a priori. Il y aura toujours des brebis galeuses. La particularité, avec le FN, c’est qu’on est confronté à un système généralisé. » « Et qu’ils ne nous disent pas qu’ils ne connaissaient pas les règles européennes! Les députés du Front sont entourés de juristes qui maîtrisent parfaitement le droit bruxellois », s’agace le député européen écologiste Pascal Durand. Le FN a-t-il pensé et mis en oeuvre une organisation destinée à détourner de l’argent ? C’est la question posée aux juges d’instruction. Preuve de ce soupçon, l’enquête qui leur est confiée n’a pas été ouverte pour « détournement de fonds publics », comme dans le cas de Penelope Fillon, mais pour « escroquerie en bande organisée ». C’est juridiquement plus grave.
Un homme est au coeur de toutes leurs interrogations. Il s’appelle Nicolas Crochet et exerce le métier d’expert-comptable. La quasi-totalité de la délégation frontiste à Bruxelles l’a choisi pour établir les feuilles de paie de leurs assistants. C’est par son cabinet, Amboise Audit, domicilié à Paris, que transitent les centaines de milliers d’euros envoyés chaque année par le Parlement européen pour les collaborateurs travaillant en France. Lors des premières vérifications lancées voilà deux ans, le cabinet de Nicolas Crochet n’avait pas pu fournir la preuve des versements à l’Urssaf et aux caisses de retraite. Depuis, Florian Philippot et Sophie Montel ont décidé de se passer de ses services. Mais pas 18 autres députés frontistes, qui lui sont restés fidèles.
A 53 ans, Nicolas Crochet est un militant de la première heure. « J’avais pris Nicolas sur ma liste pour les élections régionales en 1992 », se souvient Carl Lang. « Avec son frère, ils étaient responsables du Front national jeunesse de Lille. On les disait très actifs, très engagés. Mais Nicolas n’avait pas été élu. » Il abandonne alors toute ambition électorale mais reste lié avec la plus jeune fille Le Pen, qu’il a connue aux universités d’été du FN. Vingt ans plus tard, arrivée au pouvoir, Marine Le Pen impose son ami Crochet comme expertcomptable à tous les candidats se présentant sous sa bannière. Voilà comment le nom de Nicolas Crochet apparaît derrière la plupart des a aires de financement du FN. L’enquête sur les législatives de 2012 a démontré que Nicolas Crochet avait « établi des comptes de campagne insincères faisant état de prêts fictifs et antidatés au préjudice de l’Etat ». L’expert-comptable et commissaire aux comptes vient d’être renvoyé devant le tribunal correctionnel pour « complicité et tentatives d’escroqueries », « recel d’abus de confiance », « blanchiment et complicité d’abus de biens sociaux ». Malgré ces soupçons, et « au nom de la présomption d’innocence », le Haut Conseil du Commissariat aux Comptes l’autorise à poursuivre son activité. C’est ainsi que Nicolas Crochet a aussi expertisé les comptes des candidats à toutes les élections de 2014 et 2015, qui sont également sous le coup d’une enquête. Cette activité au service du FN a rapporté des centaines de milliers d’euros à son cabinet qui, en contrepartie, a salarié plusieurs cadres du Front national. Par exemple, Jean-François Jalkh, ancien assistant de Jean-Marie Le Pen, aujourd’hui parlementaire européen, ou encore Laurent Guiniot, époux de la députée Mylène Troszczynski et assistant parlementaire de Joëlle Mélin. « Ce qui est insupportable, c’est d’entendre les députés frontistes attaquer l’Europe en permanence et se servir en même temps de son argent de manière éhontée. Il y a un côté “je crache dans la soupe” qui est assez malhonnête intellectuellement », s’indigne le député vert Pascal Durand. Toutes les études le montrent : les cadres frontistes brillent par leur absence à Bruxelles. Le jour de notre visite, le 25 janvier, l’aile du Front, au premier étage du bâtiment H, était aux trois quarts déserte. Les bureaux de Jean-Marie Le Pen et de son assistant sont restés fermés à clé toute la journée. Absent aussi ce jour-là, le député FN Jean-Luc Scha auser emploie pourtant pas moins de trois personnes pour l’assister dans sa tâche législative. Un bout de papier scotché à sa boîte aux lettres précise : « Merci de transférer TOUT le courrier de Jean-Luc Scha auser vers son bureau de Strasbourg. » C’est à Strasbourg qu’ont lieu les séances plénières… quatre jours par mois. Gageons que ses trois assistants ne
sont pas trop débordés.
“DES ABUS, IL Y EN A EU ET IL Y EN AURA ENCORE.”
UN FONCTIONNAIRE DE L’ADMINISTRATION BRUXELLOISE