« Les monstres ont été réveillés et lâchés »
Près de 500 000 morts, le double de blessés, des millions de déplacés. Le conflit entre dans sa septième année. Et l’ONU et la communauté internationale sont, elles aussi, responsables de cette tragédie, accuse Jean-Pierre Filiu
Un entretien avec l’historien Jean-Pierre Filiu
Dans votre nouvel essai, « le Miroir de Damas », vous accusez l’Occident d’avoir abandonné la Syrie et d’avoir occulté la part d’histoire universelle qui s’y est déroulée ?
Pour ce sixième anniversaire de la révolution syrienne, j’ai voulu renouer avec la perspective du temps long, de saint Paul à Henry Kissinger. Cela permet un nouveau regard sur un conflit où tout le monde se sent impuissant. Selon un processus bien connu de l’historien, ce type d’attitude conduit souvent à culpabiliser les victimes. Comme on ne peut ou ne veut leur venir en aide, on leur trouve tous les défauts du monde, ne serait-ce que pour justifier la passivité généralisée…
Le martyre d’Alep, une des cités les plus anciennes de l’humanité, est à cet égard un tournant majeur. L’ONU y a laissé violer, à l’automne dernier, tous les principes du droit humanitaire. Et cela après avoir eu les preuves, mais sans en désigner le coupable, des bombardements chimiques d’août 2013. Ne pas désigner l’auteur d’un crime imprescriptible préparait une faillite aussi retentissante de la communauté internationale. Les monstres ont été réveillés et lâchés, et on voit qu’ils ne peuvent rester indéfiniment contenus en Syrie. Or ce qui se joue là-bas n’est pas qu’une affaire d’Arabes. Elle nous concerne au premier chef, évidemment en termes de valeurs, mais surtout parce qu’il y va de notre avenir collectif. L’idée que « ce qui se passe en Syrie reste en Syrie » était moralement abjecte et stratégiquement inepte.
Que pouvait faire l’ONU ?
L’ONU a persisté à accueillir en son sein le régime d’Assad comme seul représentant de la Syrie. Ceux qui s’opposaient à lui sont restés confinés dans des limbes diplomatiques. L’ONU a ainsi dénié au peuple syrien son droit à l’autodétermination contre un régime qui le traite comme une armée d’occupation. Elle a aggravé la crise en l’internationalisant, prétendant ensuite la régler par une conciliation entre
les intervenants extérieurs. Il fallait au contraire oeuvrer, comme je l’avais proposé il y a plus de trois ans, à des cessez-le-feu locaux entre patriotes de tous bords, sans ingérence étrangère.
Après six années, où en est la révolution syrienne ?
Sans doute un demi-million de morts, deux fois plus de blessés et de mutilés, la moitié de la population expulsée de ses foyers, soit déplacée en Syrie, soit réfugiée à l’étranger… Le régime a préféré détruire le pays que de le perdre, quitte à ne reconquérir que des ruines. Pour trouver un précédent à une telle dévastation, il faut remonter à l’invasion de la Syrie par Tamerlan en 1400. Il n’y a ni concession ni compassion à attendre du régime. Assad a acculé l’opposition à une seule alternative : la révolution ou la mort.
La mort, elle est désormais infligée aussi par les djihadistes. Le régime a beaucoup contribué à l’émergence et à la consolidation de Daech, qu’il a fort peu combattu avant 2015. Il fait aussi partout le jeu de l’ancienne branche d’Al-Qaida en Syrie. Lorsqu’il ne peut pas écraser, Assad « djihadise » pour semer la mort dans le camp révolutionnaire. Le plus extraordinaire, au bout de six ans d’un tel rouleau compresseur, c’est que la dynamique révolutionnaire perdure.
L’insurrection dite « modérée » est toujours là, malgré un soutien extérieur pratiquement réduit à zéro. Ces groupes sont nés dans une logique d’autodéfense et ils n’ont jamais théorisé la lutte armée. C’est la noblesse de la révolution syrienne, mais aussi sa faiblesse, car ces groupes n’ont pas les capacités de projection d’une armée de libération constituée. Quant aux opposants civils, la guerre en a éliminé certains des plus dévoués, comme Razan Zaitouneh, « disparue » depuis 2013, dont le sort nourrit les plus graves appréhensions. Mais, à la fois en Syrie et dans la diaspora, de tels réseaux se perpétuent sans être affiliés à aucune officine islamiste ni à aucun Etat étranger.
Dans les zones où il y a encore une forme d’autoorganisation sociale, le bras de fer continue entre les groupes armés et ces comités citoyens. Si on veut redonner un espace à cette « troisième voie » qui ne soit ni djihadiste ni celle d’Assad, il faut une zone de sécurité, dans laquelle il y ait, au moins, une garantie de non-bombardement. Mais le régime n’y a pas plus d’intérêt que la Russie. Et la tendance des Etats-Unis, d’Obama à Trump, est de coopérer avec des milices kurdes en accord tacite ou ouvert avec Damas.
Qui alors détient le pouvoir en Syrie ?
J’avais eu le privilège en tant que diplomate de pratiquer autant Hafez que Bachar al-Assad. Pour comprendre ce régime, il faut cesser de l’analyser suivant les catégories de la raison d’Etat. Il n’a qu’une « raison » : la raison du régime. Tout ce qui est bon pour son maintien est bon. C’est « l’Etat de barbarie » décrit par le regretté Michel Seurat. La terreur n’est pas une déviation, elle est au coeur du système.
Le génie de ce régime est de parvenir à faire livrer sa propre guerre par d’autres que lui. En 1982, déjà, les Soviétiques s’investissent massivement pour compenser la débandade de l’armée syrienne face à Israël. Aujourd’hui, Assad est encore arrivé à impliquer directement Poutine à ses côtés : la survie du régime et de ses partisans est devenue le souci de leur parrain, avant même d’être le leur.
Poutine et Assad partagent une même vision du monde. Ce sont deux hommes qui viennent du renseignement, deux héritiers aux commandes d’un système mafieux. Poutine a compris qu’il pouvait profiter du désengagement américain pour asseoir sa préséance internationale. Il est parvenu à prendre en otage l’ONU, à positionner Moscou à l’initiative et Washington en réaction. Mais aujourd’hui les Russes sont si profondément engagés qu’ils ne peuvent plus se retirer. Ils sont obligés d’intensifier leur engagement. Poutine a joué au poker, il a amassé des gains, mais Assad ne lui laissera pas quitter la table.
Pensez-vous que la France participera à l’opération qui se prépare à Raqqa ?
On baigne dans la plus grande confusion. La France demande depuis 2015 une opération sur Raqqa, car c’est dans ce berceau de Daech qu’ont été planifiés les principaux attentats contre notre pays. Mais seule une force arabe et sunnite peut s’en emparer et la tenir. Il s’agit en effet d’une ville arabe et sunnite, à forte identité tribale et conservatrice. Toute force perçue comme étrangère y serait donc rejetée. Pour Paris, il est impensable de ne pas participer à la bataille de Raqqa. Mais avec quels alliés sur le terrain ? Jusqu’à présent, aucun Etat à l’exception de la France n’a tiré toutes les conséquences de la désignation de Daech comme ennemi prioritaire.
L’élection de Trump va-t-elle changer la donne ?
Pour l’instant, Trump parle et tweete à tout-va, mais il prolonge la politique d’Obama. Entre l’héritage de son prédécesseur et le carcan que lui a imposé Poutine, sa marge de manoeuvre est limitée. Par ailleurs, les Etats-Unis ont perdu le sens des insurrections populaires. Ils ne soutiennent que des mouvements qu’ils encadrent, quel que soit leur caractère antidémocratique. Enfin, avec son « America first », Trump affiche son désintérêt pour les affaires du monde, et donc du Moyen-Orient. Les Etats-Unis s’interdisent d’avoir une politique cohérente. Pour un historien, c’est fascinant ; pour un citoyen, c’est accablant : nous sommes face à une puissance qui s’enlise toute seule dans les contradictions régionales parce qu’elle refuse d’avoir une vision claire de ce qu’elle souhaite.
Comment voyez-vous l’avenir de la Syrie ?
On est dans une fuite en avant vers le pire. Et, malheureusement, cette dynamique doit s’épuiser avant d’être renversée. Il ne faut pas sous-estimer les forces terriblement aguerries de ceux qui auront survécu. Ils auront été abandonnés si longtemps qu’ils ne croiront pouvoir compter que sur eux-mêmes. N’oublions pas que c’est une partie de notre destin qui se joue là-bas. Et ce sont aussi ces forces qui, le moment venu, reconstruiront la Syrie de demain.