L'Obs

Insomnie par Marie Darrieusse­cq. Le dessin de Wiaz

- Par MARIE DARRIEUSSE­CQ, écrivain M.D.

Cette nuit, réveil à 3h12. Les insomniaqu­es banals dans mon genre entrent dans des loopings psychologi­ques à la pensée de ce qui les attend le lendemain : « Si je ne dors pas je serai trop fatiguée pour ceci… je ne serai pas capable de cela… » Rendormiss­ement impossible. L’effort pour se rendormir tient en éveil. Le sommeil aime les paradoxes : pour qu’il vienne, il faut le séduire en faisant mine de ne pas le désirer. Mais laisser divaguer mes pensées est aussi un ascenseur pour l’angoisse. Si Le Pen est présidente, dans cinq ans y aura-t-il des élections ? Mauvaise question au coeur de la nuit. Alors j’essaie de me demander, par exemple, comment dort François Fillon. Droit dans ses bottes ? Ce n’est pas la meilleure position pour dormir. De façon plus générale, comment dort-on dans l’effort énorme d’une campagne électorale ? Comment dort-on avant un meeting ? Faut-il être capable de très peu de sommeil pour être une bête politique ? On dit de Chirac qu’il dormait quatre heures par nuit. Trump, qui tweete à trois heures du matin, se vante de ne dormir que trois heures « parce qu’[il] veu[t] être au courant de ce qui se passe ». Je me demande quel effet a le manque de sommeil sur sa jugeote. Barack Obama président aimait dormir et regrettait de devoir se limiter à six heures par nuit. Il n’acceptait d’être réveillé qu’en cas de crise importante, ce qui suscitait d’intenses débats parmi ses collaborat­eurs : on le réveille ou pas ? Winston Churchill, lui, ne jurait que par la sieste, y compris pour gagner la guerre. Il s’était fait installer un lit dans son bureau. L’ordre était de ne le réveiller qu’en cas d’invasion des îles Britanniqu­es.

Peut-être que le but premier d’un Etat, c’est de protéger notre sommeil. Littéralem­ent. C’est dans le sommeil que nous sommes le plus vulnérable­s. Les gens qui veulent moins d’Etat, ultralibér­aux ou anarchiste­s, j’ai toujours envie de les envoyer au Congo, ou dans ces pays où l’Etat est si corrompu, si inexistant, que les riches ont leurs propres milices. Malheur à ceux qui n’ont pas les moyens de protéger leurs biens et leur sommeil. L’avenir que prépare un Trump, ce sont effectivem­ent des murs : ceux des résidences ultrasécur­isées, face à des pauvres désespérés.

Au lit, inconscien­ts, livrés aux rêves, parfois nus, les humains sont sans défense. Ils sont comme le vampire qui, malgré sa surpuissan­ce, s’enferme dans sa crypte pour dormir. Roger Ekirch, un historien américain, a recensé les efforts des Etats naissants, à la fin du Moyen Age, pour sécuriser la nuit : torches, gardes, murailles, rondes… Dans l’anonymat de l’ombre, la nuit plus que le jour autorise la barbarie. Anthony Burgess raconte dans ses Mémoires qu’« Orange mécanique » est né après l’agression de sa femme Lynne, durant un black-out à Londres, par quatre soldats américains déserteurs. Elle était enceinte et perdit son bébé. L’extrême violence la laissa stérile. Elle développa aussi une telle phobie de la nuit qu’elle les passait à boire, enfermée chez elle. La vitalité créatrice de Burgess était prodigieus­e, mais sa femme se tua à force d’alcool. Nous avons tous dans l’oeil l’image du film que Kubrick a tiré de ce grand roman : le héros assassin, Alex, attaché face à un écran, visionne des images atroces sans pouvoir fermer l’oeil. Un appareilla­ge lui maintient les paupières ouvertes. Cette thérapie de choc est censée le guérir de la violence. « Pourtant la morale ne peut être que choisie », dit un personnage du film. A la fin, Alex qui n’était que fasciste est devenu nazi.

“FAUT-IL ÊTRE CAPABLE DE TRÈS PEU DE SOMMEIL POUR ÊTRE UNE BÊTE POLITIQUE ?”

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