Humour Chris Esquerre, l’antisystème
Venu du CONSULTING en management, passé par Canal+ et France-Inter, l’humoriste utilise les codes de l’entreprise et des MÉDIAS pour mieux montrer leur ABSURDITÉ. Rencontre
SUR RENDEZ-VOUS, par CHRIS ESQUERRE, au Théâtre de la Madeleine jusqu’au 29 avril, en tournée en France et en Belgique à partir du 5 mai. (Rens. : chris.esquerre.free.fr) Au début de son second spectacle, Chris Esquerre explique pourquoi il s’est résigné à remonter sur scène : il s’est rendu compte que malgré son premier one-man-show, les gens continuaient à aller voir des spectacles. Il avait donc échoué quelque part. « Si vous êtes là ce soir, dit-il, c’est que ce que vous avez vu jusqu’à présent n’a pas fonctionné. » Il assure que ce spectacle-là est « conçu pour divertir de façon définitive. Ou au moins pour dix, quinze ans. » Pendant un peu plus d’une heure, Esquerre campe une sorte de consultant fou, d’humoriste serviciel, de prestataire bien-être, spécialiste de tout et n’importe quoi : la biologie, la mort, l’économie, l’électroménager. Nous connaissons bien ce genre de toutologue : nous sommes encerclés par les experts, les néo-managers, les conférenciers, les autoentrepreneurs philanthropes, les chroniqueurs engagés, les intervieweurs mordants, les artistes humanistes. Le système de Chris Esquerre consiste à aller les parodier là où ils officient. L’an dernier, il est monté sur la scène de TEDxParis, devant un parterre d’entrepreneurs et d’innovateurs. Les conférences TED, lancées en Californie dans les années 1980, sont des symposiums ludico-savants où des start-uppers viennent exposer en quelques minutes leur idée pour l’humanité, à grand renfort de slides PowerPoint. Il s’est présenté comme l’un d’eux, un surhomme macronien créateur de richesse dont la mission sur Terre est de « faire de la pédagogie » pour « ceux qui n’ont pas d’idées ». Evoquant un projet de « valorisation des biodéchets » exposé un peu plus tôt, il a dit : « Le cycle serait beaucoup moins énergivore si l’homme acceptait de manger directement de la merde. Ce serait beaucoup plus écoresponsable. » Sur France-Inter et Canal+, il soumet le journalisme au même traitement. Il pastiche l’interview politique faussement agressive (« Est-ce que vous savez combien il y a de pigeons à Paris, Anne Hidalgo? Bah voilà, elle connaît pas sa ville »), la chronique au vitriol et le sujet de société « concernant pour le coeur de cible ». Sur Canal+, il anime « Importantissime », parodie d’émission très violente vis-à-vis des rois de l’infotainment (il y campe un présentateur insupportable, mélange de Thierry Ardisson et de Stéphane Bern) et des codes du milieu – la mégalomanie des producteurs, l’esclavage des stagiaires, les sujets conso ou pédago vides de contenu, le mépris du public. “L’ACTUALITÉ, IL N’Y A PAS DE QUOI EN RIRE” On le rencontre à Paris un après-midi de février, au dernier étage d’un hôtel lounge qui surplombe le cimetière de Montmartre. Habillé en noir, voûté comme un hibou, seul client de ce bar aérien, il regarde les tombes qui s’étalent sous la grande baie vitrée. Il boit une eau minéralisée servie dans une bonbonne design. Il pourrait faire penser à un jeune mogul de Wall Street contemplant le monde en ruine depuis son petit sommet. « Mon personnage est un salopard, mais il ne se rend pas compte qu’il est odieux, dit-il. C’est ça qui le sauve. Il croit vraiment qu’il sait tout sur tout et qu’il est utile aux gens. » Chris Esquerre a 42 ans mais il en fait vingt de moins avec ses joues pleines et sa coupe d’écolier. Cette allure fluette, redondée par sa voix juvénile, donne un relief particulier au paternalisme horripilant de son alter ego, qui remixe une légende contemporaine : celle du vingtenaire de HEC qui, devenu votre directeur, vous explique la vie. En plus de singer admirablement cette nouvelle aristocratie managériale, Chris Esquerre montre que l’espace public a été colonisé par son langage. Un techno-dialecte tellement formaliste qu’il ne veut plus rien dire, et que nous utilisons pour paraître légitimes. Dans son spectacle, Esquerre rédige en direct un « avis d’internaute », façon Leboncoin, à propos d’un grille-pain : « Emballé par le design, j’ai flashé sur le modèle. 29,90 euros, c’est cher dans l’absolu pour un grille-pain, mais correct pour un appareil look inox. […] Le loquet de “baissage” ne se clipse pas bien sur son support ad hoc. La zone croissants mériterait un accès plus aisé. » Esquerre fait rire en jonglant avec les jargons, ceux que le lexicographe américain Bryan Garner a répertoriés : le « commercialais », le « légalais », le « bureaucratien ». On pourrait ajouter le « journalais », qui n’est pas le moins laid. A première vue, pourtant, son humour saccageur a l’air inoffensif. Il n’est pas polémique, dans un moment qui l’est un peu trop,
ce qui lui vaut une notoriété discrète, comparée à celle des snipers de gauche comme Guillaume Meurice et Nicole Ferroni, ses camarades de France-Inter dont les diatribes, plus engagées que drôles, triomphent sur les réseaux sociaux. « Je ne suis pas l’humoriste explosif du moment, dit-il. L’intemporel et le second degré, ça passe moins que le commentaire de l’actu. Mais ça me va. Pour être celui dont on parle, il faut se plier à des exercices pas très agréables. Je n’aime pas aller dans les matinales radio, par exemple. Je ne peux pas faire un truc sur les pandas entre un sujet sur les ouvriers de Goodyear et un autre sur Alep. Le format impose d’être orienté et de rester dans le sujet. Moi, l’actualité me consterne trop. Quand je lis la presse, je trouve qu’il n’y a pas de quoi rire. » Ce qu’on pourrait reprocher aux polémistes politisés, c’est d’ignorer que le pouvoir repose d’abord sur un langage. Se moquer d’un politicien parce qu’il n’a « rien fait pour l’emploi », c’est ne pas remarquer que l’expression « faire quelque chose pour l’emploi » ne veut rien dire. Avec ses loopings absurdes en novlangue, Esquerre, lui, ridiculise tout : les non-questions journalistiques et les non-réponses politiciennes. Il rappelle que lorsqu’on parle comme ça, on ne dit rien. Que, dans l’univers des news, il n’y a que des fake news. “EMMANUELLE BÉART L’A TRÈS MAL PRIS” Chris Esquerre est né en 1975 à Rouen, dans une famille d’enseignants. Son père est professeur d’arts plastiques. Sa mère, un temps institutrice, a épousé en secondes noces le directeur de la Drac (Direction régionale des Affaires culturelles) du Nord-Pas-deCalais. La fonction imposait de fréquenter les lieux de culture, et Chris Esquerre est beaucoup allé au théâtre, ce qui explique sa singularité humoristique. La plupart des comiques, aujourd’hui, sont inspirés par le stand-up à l’américaine et son dérivé français. Esquerre, qui parle mal l’anglais, ignore le genre. Quand on l’interroge sur ses références scéniques, il cite Philippe Genty, James Thierrée, Philippe Caubère, Patrice Thibaud, la troupe des Chiens de Navarre. Cette filiation théâtrale se retrouve dans son spectacle qui, parmi les langages qu’il chatouille, n’oublie pas le lyrisme théâtreux. « Je n’ai pas grandi avec l’idée de faire de l’humour, dit-il. Ce n’était même pas un plan B ou quelque chose dont je rêvais secrètement. » Après un bac C, une licence d’économie et un passage par Sup de Co-Rouen, Chris Esquerre est devenu consultant. Chez Accenture, multinationale du consulting, il a fait du conseil en organisation. Pendant un an, il a été détaché chez Total, à son siège de la Défense. « Mon boulot, c’était d’analyser les dysfonctionnements, d’améliorer les processus, dit-il. Je vous vois déjà ricaner. Il y a une posture dès qu’on parle de l’entreprise. C’est forcément de la merde, forcément cynique. Mais moi j’aime bien ça, les problématiques industrielles. » Il a quand même fini par éprouver « un sentiment d’absurdité » vis-à-vis de son travail. A 24 ans, il a quitté Accenture, et est entré dans une petite société nommée Humour Consulting Group, qui semble tout droit sortie d’un sketch de Chris Esquerre. Le Humour Consulting Group a été fondé par Serge Grudzinski, consultant en management « passionné par l’humain » et comique amateur qui dit être inspiré par « le grand rire politiquement incorrect à la Coluche ». Grudzinski travaille pour les grandes boîtes du CAC 40 (« BNP, Vinci, Bouygues, Peugeot, AXA, Alliance, Engie »). Dans un département confronté à un problème organisationnel, il repère ce qui ne fonctionne pas grâce à son équipe d’analystes (Chris Esquerre a été le premier) et en fait un one-man-show pour désamorcer les conflits par le rire. « Ça marchait bien, dit Esquerre. J’interviewais des gens pour comprendre de quoi ils souffraient. Puis on en faisait de l’humour. Après, ils ne pouvaient plus se fâcher de la même manière. On formulait les critiques des salariés en présence de la direction, qui était obligée de rire. » Il a passé quelques années dans cette boîte de saltimbanques corporate. Grudzinski se souvient de lui comme d’un « jeune homme très déterminé » : « Quand il a voulu se lancer dans le spectacle, il l’a joué couillu. Il s’est infiltré dans les locaux de Radio-France, il a parcouru les étages pour trouver le bureau de Laure Adler et lui dire qu’il voulait travailler pour elle. » A 27 ans, Esquerre a tout plaqué. Il a acheté son propre matériel, enregistré des pilotes de formats parodiques pour la radio, et a fait ses premières apparitions à la télévision, jusqu’à entrer dans le radar des casteurs de Canal+, en 2006. Lorsqu’on l’a vu pour la première fois, il faisait une chronique au « Grand Journal » et on n’en a pas cru nos yeux : dans ce vortex de bruit et de fureur qu’est une émission de Canal+, Esquerre dépressurisait l’ambiance : il n’exigeait pas que toutes ses blagues soient suivies de rires. Il donnait la consigne au chauffeur de salle, a-t-on appris, de ne pas déclencher les applaudissements. Sa signatures est la plaisanterie qui chute mal, ponctuée d’un « Voilà » étranglé et un silence flottant. Il y a deux ans, Nagui lui a proposé d’animer une partie de « la Bande originale », son émission sur France-Inter. « Son rythme, c’est l’anti-rythme, nous dit Nagui. C’était d’autant plus frappant à côté de moi, caricature du bateleur terrifié par le silence. Ça ne plaisait pas forcément aux invités. Emmanuelle Béart l’avait très mal pris. Ce n’est pas facile d’imposer ce genre de contre-pied, de résister aux producteurs, à la broyeuse de talent. » Esquerre y parvient parce qu’il est techniquement précis. Une chose qui frappe lorsqu’on le rencontre, c’est qu’il est sérieux. Sa bonhomie juvénile laisse place à une raideur qu’on ne perçoit pas sur scène. Il passe presque pour orgueilleux quand il parle de la méticulosité de son travail. « Je suis un maniaque, dit-il. J’arrive toujours avec des trucs au point. J’ai vite senti qu’il ne fallait faire aucun compromis sur le contenu. Ça arrive qu’un producteur vous dise : ce passage -là, j’aime moins, faudrait que ce soit plus rythmé. La tentation, c’est de dire OK. Mais si tu cèdes au système, t’es cuit. »