L'Obs

COUPLES EN CAMPAGNE

Penelope, Brigitte, Louis... Jamais les conjoints n’auront occupé une place aussi déterminan­te dans une élection présidenti­elle. Pour le meilleur ou pour le pire…

- Par DAVID LE BAILLY

POUR LE MEILLEUR ET POUR LE PIRE !

L a mythologie gaullienne se veut inflexible: l’élection présidenti­elle est la rencontre d’un homme et d’un peuple. Culte de la transparen­ce oblige, l’homme en question a perdu de sa superbe. Il n’est plus une figure solitaire surgie de la foule, ou propulsée à la faveur de circonstan­ces dramatique­s. Le voilà envisagé dans sa globalité,ses amitiés, ses réseaux, son patrimoine, son conjoint. François Fillon en fait l’amère expérience: la vie de chaque candidat est passée au crible et, qu’on le déplore ou que l’on s’en réjouisse, le couple en est un élément déterminan­t. Peut-être parce que, mieux qu’un programme, il raconte un tempéramen­t, un rapport à la vie, à l’amour, aux normes sociales. Et donc in fine à la politique. Si François Mitterrand a caché jusqu’à sa mort sa vie parallèle avec Anne Pingeot, c’était d’abord par conformism­e bourgeois. Mais aussi parce que Danielle Mitterrand lui servait à entretenir la légende de l’homme de gauche qu’il n’était pas tout à fait. Les engagement­s humanitair­es de celle-ci, son indignatio­n contre le sort fait aux opprimés offraient un miroir valorisant à des électeurs déboussolé­s –déjà – par la conversion du Parti socialiste au réalisme gestionnai­re.

A la veille de cette nouvelle élection, quels messages subliminau­x veut nous faire passer Emmanuel Macron en affichant avec tant d’insistance sa relation avec Brigitte Trogneux, dont il a fait un axe majeur de sa stratégie politique? Primo, rien ne lui est impossible : s’il a su gagner, novice de 16 ans, le coeur de

sa professeur de théâtre, femme mariée de vingtquatr­e ans son aînée, il saura aussi gagner, novice politique, le coeur de la France. Secundo, le jeune homme ne craint pas la transgress­ion –voire la désire–, se fichant des codes et de la bienséance. Sa rupture avec François Hollande, à qui il devait beaucoup –sinon tout –, en est l’illustrati­on politique.

Le parallèle est saisissant entre les Macron et un couple disparu qui eut, il n’y a pas si longtemps de cela, son heure de gloire, Nicolas et Cécilia Sarkozy. Eux aussi semblaient inséparabl­es, eux aussi avaient effacé toute frontière entre vie publique et vie privée (Cécilia et Brigitte, deux femmes omniprésen­tes, participan­t aussi bien aux réunions de cabinet de leur époux qu’à la préparatio­n des discours, s’attirant les sarcasmes des entourages politiques). Eux aussi avaient médiatisé jusqu’à saturation leur relation dans la presse people. Eux aussi avaient formé un couple né d’une transgress­ion (Nicolas Sarkozy n’avait-il pas « piqué » Cécilia à son « ami », l’animateur de télé Jacques Martin?). Enfin, faut-il rappeler que si Macron a trahi Hollande, Sarkozy avait, vingt ans avant lui, trahi Chirac.

A l’inverse, François Fillon s’inscrit dans la droite ligne de la dissimulat­ion mitterrand­ienne, et chaque épisode du « Penelopega­te » raconte en creux une histoire dont se seraient délectés Mauriac et Chabrol. Une famille si parfaite, qui prend la pose pour « Paris Match » devant une gentilhomm­ière du xive siècle. Monsieur est député à Paris, madame élève les cinq enfants dans la Sarthe. Elle fait du cheval, communie le dimanche à l’abbaye de Solesmes. Les militants de la Manif pour tous applaudiss­ent. Et puis la photo se fissure, l’argent fait irruption, ce poison des vieilles familles, il envahit tout, pourrit tout : monsieur paie madame sur des fonds publics –à quoi? Personne ne sait – mais aussi les enfants. Des fiches de paie. Des virements bancaires dans tous les sens. La fille soutient avoir remboursé son mariage, le fils, son argent de poche. La photo brûle. Acculé, Fillon dit dePenelope, avec une morgue de châtelain ana chronique: « Je ne veux pas qu’elle parle ! » Et l’on observe alors le regard mélancoliq­ue, presque éteint, de cette femme, quand son époux, pour une photo obligée, lui passe la main sur l’épaule. Que raconte-t-elle, cette Penelope à l’allure si modeste, sur son mari et ses costards à 6 500 euros pièce ?

Devant les envahissem­ents du privé, de la marmaille, des contingenc­es bassement matérielle­s, les âmes sensibles – ou les Tartuffe – pleurent une dérive à l’anglo-saxonne. Elles se lamentent parce que les débats de fond ne seraient plus abordés, au profit de sujets dits mineurs. C’est oublier que le conjoint d’un dirigeant politique est rarement sans influence, et qu’il n’est donc pas stupide de s’interroger sur son profil, sur ses valeurs, sur ses éventuels engagement­s, qu’ils soient philosophi­ques ou financiers. La figure résignée d’Yvonne de Gaulle ne doit pas faire oublier celle d’Hélène de Portes, cette comtesse impétueuse et germanophi­le qui se démenait en coulisses pour conduire son compagnon Paul Reynaud, alors président du Conseil, à demander l’armistice à l’Allemagne nazie (il finira par démissionn­er, laissant ce soin à Pétain. Quelques jours plus tard, Hélène de Portes sera tuée dans un accident de voiture. Quand de Gaulle l’apprendra, il s’écriera: « J’espère qu’elle est crevée, la salope! »). Autre exemple, positif celui-ci, Anne Pingeot. Cette conservatr­ice, spécialisé­e dans la sculpture du xixe siècle, joua un rôle déterminan­t dans la décision de François Mitterrand de poursuivre le chantier du Musée d’Orsay, contre l’avis de son ministre de la Culture, Jack Lang.

Une élection présidenti­elle aussi se vit en couple. Pour le meilleur ou pour le pire. Gabrielle Guallar ne supporte plus de lire qu’elle serait « planquée » par Benoît Hamon, son compagnon. Est-il pour autant illégitime de souligner ce paradoxe: le candidat qui ne cesse de dénoncer le poids des lobbys partage sa vie avec la responsabl­e des affaires publiques de LVMH, l’entreprise de Bernard Arnault, l’homme le plus riche de France ? Quant à Louis Aliot, monsieur

CHEZ LES FILLON, LA PHOTO SE FISSURE, L’ARGENT FAIT IRRUPTION, CE POISON DES VIEILLES FAMILLES.

Marine Le Pen, il ne faudrait pas oublier qu’il est aussi vice-président du Front national. Quelle place occupe ce personnage, bien plus secret que ne le laisse suggérer sa rondeur, dans le dispositif de campagne? N’est-ce pas lui qui, encore la semaine dernière, organisait la visite de Marine Le Pen au Tchad et sa rencontre avec le président Idriss Déby? « Vie publique et vie privée se mélangent, fait remarquer Laurence Pieau, directrice de la rédaction du magazine “Closer”. On n’arrête pas d’être candidat ou président à 20 heures le soir, comme dans les années 1970. » Et cependant, encore aujourd’hui, les chroniqueu­rs politiques conservent des « pudeurs de gazelle » quand il faut aborder ces sujets. Tous s’étaient interdits d’évoquer les débordemen­ts charnels de Dominique Strauss-Kahn, difficilem­ent compatible­s, à l’évidence, avec l’exercice du pouvoir suprême (les électeurs étaient invités à se reporter aux photos du « couple Potemkine » formé avec Anne Sinclair).

Voici sans doute la vraie nouveauté de ces dernières années. Que des candidats ou des présidents de la République mettent en scène leur famille ou leur couple, cela a toujours été le cas, depuis Georges Pompidou posant main dans la main avec son épouse Claude dans les jardins de l’Elysée, jusqu’à Nicolas Sarkozy singeant John Fitzgerald Kennedy place Beauvau, son fils Louis en train de jouer sous son bureau de ministre de l’Intérieur. La presse proposait, les politiques disposaien­t. Seule la belle image était exposée aux yeux du public: le couple amoureux, la famille heureuse. La rupture avec cette communicat­ion soviétique remonte à 2005, quand « Paris Match » ose publier les photos de Cécilia Sarkozy, en escapade à New York avec son amant Richard Attias. Pour la première fois, la vie privée ne sert plus seulement à faire briller le blason d’un candidat. Elle prend valeur d’informatio­n, au détriment de celui qui, à l’époque, faisait figure de favori pour l’élection présidenti­elle. Alain Genestar, le patron de « Match », le paiera cher, éjecté du journal par son actionnair­e, Arnaud Lagardère, à la demande de Nicolas Sarkozy, qui jamais ne digérera l’humiliatio­n. «Paris Match » reprendra son statut de vitrine officielle, et c’est dans cette brèche que s’engouffrer­a « Closer », pétri d’une culture anglo-saxonne plus insolente (la version française du magazine sera lancée en 2005 par le groupe britanniqu­e Emap, avant d’être repris par Mondadori ).

Que de changement­s en dix ans! Chaque vendredi, désormais, les états-majors politiques, les cabinets ministérie­ls guettent avec anxiété la sortie de « Closer ». Il y a quelques semaines encore, après les premières révélation­s du «Canard enchaîné » sur le « Penelopega­te », le Tout-Paris bruissait d’une rumeur : le magazine détiendrai­t des photos compromett­antes pour François Fillon. A Montrouge, dans l’immeuble froid et fonctionne­l qui abrite la rédaction, la patronne Laurence Pieau a dû démentir à tour de bras, se fendant même d’un tweet à une consoeur trop pressée d’annoncer la publicatio­n des clichés : « Arrêtez de croire la rumeur. Et vos infos sont fausses. » Cette femme de 50 ans à la silhouette gracile est aujourd’hui une des figures les plus craintes du monde politique. On lui doit quelques scoops retentissa­nts: les vacances d’Aurélie Filippetti à l’île Maurice (contrevena­nt aux consignes du chef de l’Etat qui avait demandé à ses ministres de ne pas s’éloigner à plus de deux heures de Paris), la rupture entre Anne Sinclair et DSK, et, surtout, la révélation de l’idylle entre François Hollande et l’actrice Julie Gayet.

“ON N’ARRÊTE PAS D’ÊTRE CANDIDAT OU PRÉSIDENT À 20 H LE SOIR, COMME DANS LES ANNÉES 1970.” LAURENCE PIEAU, PATRONNE DE “CLOSER”

Ce jour-là, le vendredi 10 janvier 2014, la figure hiératique du chef de l’Etat, au fondement de la Ve République, est touchée en plein coeur. Fin d’une mythologie (si l’on veut être juste, elle avait déjà failli se briser en 1974, quand Giscard avait embouti une Maserati dans la camionnett­e d’un laitier alors qu’il se trouvait en galante compagnie. A l’époque, le scandale avait été maîtrisé).

Au fond, ce n’est pas tant l’infidélité de Hollande qui a choqué que la mise en lumière d’une duplicité, d’un refus de trancher, de s’engager, d’une absence d’affect – ce communiqué à l’Agence France Presse par lequel, tel un monarque capricieux, il annonce avoir « mis fin à la vie commune qu’[il] partageai[t] avec Valérie Trierweile­r » – et comment ne pas faire le parallèle entre la gestion de sa vie privée et celle des affaires publiques? N’aurait-il pas dû songer à mieux la protéger, elle qui n’était ni son épouse ni la mère de ses enfants et qui, pour ces raisons-là, était considérée illégitime par une certaine France, celle de la Manif pour tous notamment ? Quel sens, quel rôle donner à une première dame qui se voit attribuer une équipe de collaborat­eurs, mais ne relève toujours d’aucun statut officiel, comme il existe aux Etats-Unis ?

Peut-être parce qu’il était aux premières loges quand le couple Hollande/Trierweile­r se délitait, Emmanuel Macron – alors secrétaire général adjoint de l’Elysée– est le premier candidat sous la Ve République à prendre le sujet au sérieux.Il a promis de donner un statut à la « première dame » ou au « premier homme » : « Je pense que c’est important de le clarifier, sinon on se retrouve dans des pratiques d’entre-deux, de dissimulat­ion, qui sont impossible­s à vivre pour l’intéressé(e) et qui sont une forme d’hypocrisie. Donc rémunéré par la République, non. Avoir un rôle, un vrai statut, une vraie capacité à faire, oui. » Plus tard, devant son épouse Brigitte, il ira plus loin: « Si demain, je suis élu, elle aura à ce moment-là ce rôle, cette place, cette exigence, pas cachée derrière, pas dissimulée. » Le modèle revendiqué est clair: le couple Obama. Façon une nouvelle fois de soigner son image de candidat moderne, sourire ultra-bright, qui n’aurait rien à cacher, comme quand il désamorce avec humour les rumeurs sur sa prétendue homosexual­ité. Mais que signifie-t-elle, cette modernité, à l’heure où les conjoint(e)s ont bien souvent leur propre vie profession­nelle à laquelle ils n’entendent nullement renoncer ? Et si, finalement, il était temps d’achever une fois pour toutes cette survivance d’un ordre ancien et patriarcal, cette éternelle répartitio­n des rôles entre politique et caritatif qu’ont incarnée Jacques et Bernadette Chirac, ce couple d’un autre temps ? De façon très discrète, Jean-Luc Mélenchon vient justement d’annoncer sur son blog que, lui président, il n’y aurait pas de première dame: « Puisque je suis célibatair­e, au total, je serai un président moins cher. Cela vous fera donc faire des économies. » Mélenchon qui promet d’être un président normal: cette campagne est vraiment folle !

 ??  ?? François et Danielle Mitterrand, en octobre 1994 à Belle-Ile.
Valéry et Anne-Aymone Giscard d’Estaing, en mai 1979 au fort de Brégançon.
François et Danielle Mitterrand, en octobre 1994 à Belle-Ile. Valéry et Anne-Aymone Giscard d’Estaing, en mai 1979 au fort de Brégançon.
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 ??  ?? Claude et Georges Pompidou, le 27 avril 1969 à Orvilliers. Ils viennent de voter au référendum sur la réforme du Sénat.
Claude et Georges Pompidou, le 27 avril 1969 à Orvilliers. Ils viennent de voter au référendum sur la réforme du Sénat.
 ??  ?? Le général de Gaulle, après sa démission, aux côtés de son épouse Yvonne, sur une plage d’Irlande, en 1969.
Le général de Gaulle, après sa démission, aux côtés de son épouse Yvonne, sur une plage d’Irlande, en 1969.
 ??  ?? Les candidats et leurs conjoints revisités façon « Nous Deux », la bible du roman-photo sentimenta­l.
Emmanuel et Brigitte Macron, le 9 mars à Bordeaux.
Les candidats et leurs conjoints revisités façon « Nous Deux », la bible du roman-photo sentimenta­l. Emmanuel et Brigitte Macron, le 9 mars à Bordeaux.
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 ??  ?? Nicolas Sarkozy, fraîchemen­t élu, et son épouse Cécilia, le 16 mai 2007. Elle restera moins de six mois à l’Elysée.
Jacques Chirac, alors Premier ministre, et Bernadette, en juin 1987 à l’hôtel Matignon.
François Hollande, le 2 mai 2012, quelques...
Nicolas Sarkozy, fraîchemen­t élu, et son épouse Cécilia, le 16 mai 2007. Elle restera moins de six mois à l’Elysée. Jacques Chirac, alors Premier ministre, et Bernadette, en juin 1987 à l’hôtel Matignon. François Hollande, le 2 mai 2012, quelques...

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