COUPLES EN CAMPAGNE
Penelope, Brigitte, Louis... Jamais les conjoints n’auront occupé une place aussi déterminante dans une élection présidentielle. Pour le meilleur ou pour le pire…
POUR LE MEILLEUR ET POUR LE PIRE !
L a mythologie gaullienne se veut inflexible: l’élection présidentielle est la rencontre d’un homme et d’un peuple. Culte de la transparence oblige, l’homme en question a perdu de sa superbe. Il n’est plus une figure solitaire surgie de la foule, ou propulsée à la faveur de circonstances dramatiques. Le voilà envisagé dans sa globalité,ses amitiés, ses réseaux, son patrimoine, son conjoint. François Fillon en fait l’amère expérience: la vie de chaque candidat est passée au crible et, qu’on le déplore ou que l’on s’en réjouisse, le couple en est un élément déterminant. Peut-être parce que, mieux qu’un programme, il raconte un tempérament, un rapport à la vie, à l’amour, aux normes sociales. Et donc in fine à la politique. Si François Mitterrand a caché jusqu’à sa mort sa vie parallèle avec Anne Pingeot, c’était d’abord par conformisme bourgeois. Mais aussi parce que Danielle Mitterrand lui servait à entretenir la légende de l’homme de gauche qu’il n’était pas tout à fait. Les engagements humanitaires de celle-ci, son indignation contre le sort fait aux opprimés offraient un miroir valorisant à des électeurs déboussolés –déjà – par la conversion du Parti socialiste au réalisme gestionnaire.
A la veille de cette nouvelle élection, quels messages subliminaux veut nous faire passer Emmanuel Macron en affichant avec tant d’insistance sa relation avec Brigitte Trogneux, dont il a fait un axe majeur de sa stratégie politique? Primo, rien ne lui est impossible : s’il a su gagner, novice de 16 ans, le coeur de
sa professeur de théâtre, femme mariée de vingtquatre ans son aînée, il saura aussi gagner, novice politique, le coeur de la France. Secundo, le jeune homme ne craint pas la transgression –voire la désire–, se fichant des codes et de la bienséance. Sa rupture avec François Hollande, à qui il devait beaucoup –sinon tout –, en est l’illustration politique.
Le parallèle est saisissant entre les Macron et un couple disparu qui eut, il n’y a pas si longtemps de cela, son heure de gloire, Nicolas et Cécilia Sarkozy. Eux aussi semblaient inséparables, eux aussi avaient effacé toute frontière entre vie publique et vie privée (Cécilia et Brigitte, deux femmes omniprésentes, participant aussi bien aux réunions de cabinet de leur époux qu’à la préparation des discours, s’attirant les sarcasmes des entourages politiques). Eux aussi avaient médiatisé jusqu’à saturation leur relation dans la presse people. Eux aussi avaient formé un couple né d’une transgression (Nicolas Sarkozy n’avait-il pas « piqué » Cécilia à son « ami », l’animateur de télé Jacques Martin?). Enfin, faut-il rappeler que si Macron a trahi Hollande, Sarkozy avait, vingt ans avant lui, trahi Chirac.
A l’inverse, François Fillon s’inscrit dans la droite ligne de la dissimulation mitterrandienne, et chaque épisode du « Penelopegate » raconte en creux une histoire dont se seraient délectés Mauriac et Chabrol. Une famille si parfaite, qui prend la pose pour « Paris Match » devant une gentilhommière du xive siècle. Monsieur est député à Paris, madame élève les cinq enfants dans la Sarthe. Elle fait du cheval, communie le dimanche à l’abbaye de Solesmes. Les militants de la Manif pour tous applaudissent. Et puis la photo se fissure, l’argent fait irruption, ce poison des vieilles familles, il envahit tout, pourrit tout : monsieur paie madame sur des fonds publics –à quoi? Personne ne sait – mais aussi les enfants. Des fiches de paie. Des virements bancaires dans tous les sens. La fille soutient avoir remboursé son mariage, le fils, son argent de poche. La photo brûle. Acculé, Fillon dit dePenelope, avec une morgue de châtelain ana chronique: « Je ne veux pas qu’elle parle ! » Et l’on observe alors le regard mélancolique, presque éteint, de cette femme, quand son époux, pour une photo obligée, lui passe la main sur l’épaule. Que raconte-t-elle, cette Penelope à l’allure si modeste, sur son mari et ses costards à 6 500 euros pièce ?
Devant les envahissements du privé, de la marmaille, des contingences bassement matérielles, les âmes sensibles – ou les Tartuffe – pleurent une dérive à l’anglo-saxonne. Elles se lamentent parce que les débats de fond ne seraient plus abordés, au profit de sujets dits mineurs. C’est oublier que le conjoint d’un dirigeant politique est rarement sans influence, et qu’il n’est donc pas stupide de s’interroger sur son profil, sur ses valeurs, sur ses éventuels engagements, qu’ils soient philosophiques ou financiers. La figure résignée d’Yvonne de Gaulle ne doit pas faire oublier celle d’Hélène de Portes, cette comtesse impétueuse et germanophile qui se démenait en coulisses pour conduire son compagnon Paul Reynaud, alors président du Conseil, à demander l’armistice à l’Allemagne nazie (il finira par démissionner, laissant ce soin à Pétain. Quelques jours plus tard, Hélène de Portes sera tuée dans un accident de voiture. Quand de Gaulle l’apprendra, il s’écriera: « J’espère qu’elle est crevée, la salope! »). Autre exemple, positif celui-ci, Anne Pingeot. Cette conservatrice, spécialisée dans la sculpture du xixe siècle, joua un rôle déterminant dans la décision de François Mitterrand de poursuivre le chantier du Musée d’Orsay, contre l’avis de son ministre de la Culture, Jack Lang.
Une élection présidentielle aussi se vit en couple. Pour le meilleur ou pour le pire. Gabrielle Guallar ne supporte plus de lire qu’elle serait « planquée » par Benoît Hamon, son compagnon. Est-il pour autant illégitime de souligner ce paradoxe: le candidat qui ne cesse de dénoncer le poids des lobbys partage sa vie avec la responsable des affaires publiques de LVMH, l’entreprise de Bernard Arnault, l’homme le plus riche de France ? Quant à Louis Aliot, monsieur
CHEZ LES FILLON, LA PHOTO SE FISSURE, L’ARGENT FAIT IRRUPTION, CE POISON DES VIEILLES FAMILLES.
Marine Le Pen, il ne faudrait pas oublier qu’il est aussi vice-président du Front national. Quelle place occupe ce personnage, bien plus secret que ne le laisse suggérer sa rondeur, dans le dispositif de campagne? N’est-ce pas lui qui, encore la semaine dernière, organisait la visite de Marine Le Pen au Tchad et sa rencontre avec le président Idriss Déby? « Vie publique et vie privée se mélangent, fait remarquer Laurence Pieau, directrice de la rédaction du magazine “Closer”. On n’arrête pas d’être candidat ou président à 20 heures le soir, comme dans les années 1970. » Et cependant, encore aujourd’hui, les chroniqueurs politiques conservent des « pudeurs de gazelle » quand il faut aborder ces sujets. Tous s’étaient interdits d’évoquer les débordements charnels de Dominique Strauss-Kahn, difficilement compatibles, à l’évidence, avec l’exercice du pouvoir suprême (les électeurs étaient invités à se reporter aux photos du « couple Potemkine » formé avec Anne Sinclair).
Voici sans doute la vraie nouveauté de ces dernières années. Que des candidats ou des présidents de la République mettent en scène leur famille ou leur couple, cela a toujours été le cas, depuis Georges Pompidou posant main dans la main avec son épouse Claude dans les jardins de l’Elysée, jusqu’à Nicolas Sarkozy singeant John Fitzgerald Kennedy place Beauvau, son fils Louis en train de jouer sous son bureau de ministre de l’Intérieur. La presse proposait, les politiques disposaient. Seule la belle image était exposée aux yeux du public: le couple amoureux, la famille heureuse. La rupture avec cette communication soviétique remonte à 2005, quand « Paris Match » ose publier les photos de Cécilia Sarkozy, en escapade à New York avec son amant Richard Attias. Pour la première fois, la vie privée ne sert plus seulement à faire briller le blason d’un candidat. Elle prend valeur d’information, au détriment de celui qui, à l’époque, faisait figure de favori pour l’élection présidentielle. Alain Genestar, le patron de « Match », le paiera cher, éjecté du journal par son actionnaire, Arnaud Lagardère, à la demande de Nicolas Sarkozy, qui jamais ne digérera l’humiliation. «Paris Match » reprendra son statut de vitrine officielle, et c’est dans cette brèche que s’engouffrera « Closer », pétri d’une culture anglo-saxonne plus insolente (la version française du magazine sera lancée en 2005 par le groupe britannique Emap, avant d’être repris par Mondadori ).
Que de changements en dix ans! Chaque vendredi, désormais, les états-majors politiques, les cabinets ministériels guettent avec anxiété la sortie de « Closer ». Il y a quelques semaines encore, après les premières révélations du «Canard enchaîné » sur le « Penelopegate », le Tout-Paris bruissait d’une rumeur : le magazine détiendrait des photos compromettantes pour François Fillon. A Montrouge, dans l’immeuble froid et fonctionnel qui abrite la rédaction, la patronne Laurence Pieau a dû démentir à tour de bras, se fendant même d’un tweet à une consoeur trop pressée d’annoncer la publication des clichés : « Arrêtez de croire la rumeur. Et vos infos sont fausses. » Cette femme de 50 ans à la silhouette gracile est aujourd’hui une des figures les plus craintes du monde politique. On lui doit quelques scoops retentissants: les vacances d’Aurélie Filippetti à l’île Maurice (contrevenant aux consignes du chef de l’Etat qui avait demandé à ses ministres de ne pas s’éloigner à plus de deux heures de Paris), la rupture entre Anne Sinclair et DSK, et, surtout, la révélation de l’idylle entre François Hollande et l’actrice Julie Gayet.
“ON N’ARRÊTE PAS D’ÊTRE CANDIDAT OU PRÉSIDENT À 20 H LE SOIR, COMME DANS LES ANNÉES 1970.” LAURENCE PIEAU, PATRONNE DE “CLOSER”
Ce jour-là, le vendredi 10 janvier 2014, la figure hiératique du chef de l’Etat, au fondement de la Ve République, est touchée en plein coeur. Fin d’une mythologie (si l’on veut être juste, elle avait déjà failli se briser en 1974, quand Giscard avait embouti une Maserati dans la camionnette d’un laitier alors qu’il se trouvait en galante compagnie. A l’époque, le scandale avait été maîtrisé).
Au fond, ce n’est pas tant l’infidélité de Hollande qui a choqué que la mise en lumière d’une duplicité, d’un refus de trancher, de s’engager, d’une absence d’affect – ce communiqué à l’Agence France Presse par lequel, tel un monarque capricieux, il annonce avoir « mis fin à la vie commune qu’[il] partageai[t] avec Valérie Trierweiler » – et comment ne pas faire le parallèle entre la gestion de sa vie privée et celle des affaires publiques? N’aurait-il pas dû songer à mieux la protéger, elle qui n’était ni son épouse ni la mère de ses enfants et qui, pour ces raisons-là, était considérée illégitime par une certaine France, celle de la Manif pour tous notamment ? Quel sens, quel rôle donner à une première dame qui se voit attribuer une équipe de collaborateurs, mais ne relève toujours d’aucun statut officiel, comme il existe aux Etats-Unis ?
Peut-être parce qu’il était aux premières loges quand le couple Hollande/Trierweiler se délitait, Emmanuel Macron – alors secrétaire général adjoint de l’Elysée– est le premier candidat sous la Ve République à prendre le sujet au sérieux.Il a promis de donner un statut à la « première dame » ou au « premier homme » : « Je pense que c’est important de le clarifier, sinon on se retrouve dans des pratiques d’entre-deux, de dissimulation, qui sont impossibles à vivre pour l’intéressé(e) et qui sont une forme d’hypocrisie. Donc rémunéré par la République, non. Avoir un rôle, un vrai statut, une vraie capacité à faire, oui. » Plus tard, devant son épouse Brigitte, il ira plus loin: « Si demain, je suis élu, elle aura à ce moment-là ce rôle, cette place, cette exigence, pas cachée derrière, pas dissimulée. » Le modèle revendiqué est clair: le couple Obama. Façon une nouvelle fois de soigner son image de candidat moderne, sourire ultra-bright, qui n’aurait rien à cacher, comme quand il désamorce avec humour les rumeurs sur sa prétendue homosexualité. Mais que signifie-t-elle, cette modernité, à l’heure où les conjoint(e)s ont bien souvent leur propre vie professionnelle à laquelle ils n’entendent nullement renoncer ? Et si, finalement, il était temps d’achever une fois pour toutes cette survivance d’un ordre ancien et patriarcal, cette éternelle répartition des rôles entre politique et caritatif qu’ont incarnée Jacques et Bernadette Chirac, ce couple d’un autre temps ? De façon très discrète, Jean-Luc Mélenchon vient justement d’annoncer sur son blog que, lui président, il n’y aurait pas de première dame: « Puisque je suis célibataire, au total, je serai un président moins cher. Cela vous fera donc faire des économies. » Mélenchon qui promet d’être un président normal: cette campagne est vraiment folle !