L'Obs

Comment les Indiens résistent à Trump Un entretien avec la romancière américaine Louise Erdrich

D’ascendance germano-ojibwe, porte-voix de la culture indienne, Louise Erdrich est l’une des figures de la littératur­e américaine. Aujourd’hui, elle combat sur la terre de ses ancêtres le grand projet d’oléoduc bloqué par Obama, mais récemment relancé par

- FRANÇOIS ARMANET

P our Philip Roth et Toni Morrison, Louise Erdrich est l’une des grandes voix de la littératur­e américaine contempora­ine. Récompensé­e par le National Book Award en 2012 et le Library of Congress Award en 2015, elle a publié quinze romans, ainsi que des livres pour enfants, des poèmes et des nouvelles. Ses livres explorent un même territoire imaginaire ancré dans le nord du Dakota, où elle a passé son enfance dans la réserve Turtle Mountain. Son grand-père maternel, Patrick Gourneau, était chef tribal des Ojibwe. Ses parents y travaillai­ent au Bureau des A aires indiennes. La romancière, qui n’a jamais cessé d’honorer la mémoire de ses ancêtres, vit désormais dans l’Etat voisin du Minnesota, à Minneapoli­s où elle tient une librairie indépendan­te, Birch Bark, spécialisé­e dans la littératur­e indienne. La réserve de Standing Rock, au Dakota du Nord, est aujourd’hui le centre de la culture indienne.

Elle a toujours été un bastion culturel de résistance. C’est là que Sitting Bull a été tué, en 1890, au temps de la Danse des Esprits. Après sa mort, les danseurs des esprits ont quitté Standing Rock pour se rendre à Wounded Knee : c’est un lieu qui est imprégné d’histoire. A Standing Rock aujourd’hui, la situation est sombre. La seule chose qui bloque le projet d’oléoduc [le Dakota Access Pipeline, un oléoduc de 1 885 kilomètres destiné à transporte­r du pétrole des grandes plaines du nord jusqu’à l’Illinois, NDLR] qui doit traverser le Dakota, c’est une procédure judiciaire en cours. Barack Obama avait travaillé en collaborat­ion avec le corps des ingénieurs de l’armée américaine pour empêcher l’oléoduc d’Energy Transfer Partners de traverser les terres tribales et de forer sous la rivière Missouri. Mais lorsque Donald Trump a été élu, il a ordonné la reprise des travaux. Du moins croit-il qu’il peut ordonner cette reprise, même s’il n’a en réalité pas ce pouvoir. Il doit respecter la procédure juridique. Mais la pression est telle que le premier recours a été repoussé. Il n’y a maintenant plus grand-chose qui puisse arrêter les travaux. Vous êtes-vous rendue à Standing Rock ? Oui, le jour où est tombée la nouvelle de l’arrêt du pipeline, 4 000 vétérans de l’armée sont venus soutenir la population locale. C’était un moment formidable, je me suis sentie galvanisée. Le 22 février dernier, les Indiens ont brûlé leur campement provisoire. Pensez-vous que le combat est perdu ? Tout dépend de la manière dont on voit les choses. Je partage l’avis du chef Dave Archambaul­t, qui est convaincu que les Indiens ont remporté une grande victoire en montrant aux autres réserves tribales comment résister par la non-violence, comment combattre et passer très près de gagner. L’honneur et le respect sont de leur côté, et ils se sont fait de nouveaux amis. Le mouvement contestata­ire a obtenu le soutien de gens qui ne sont pas membres des nations indiennes... La solidarité a été sans frontières, les soutiens sont venus de Nouvelle-Zélande, du Canada, du Brésil ou d’Amazonie. Aux Etats-Unis, c’est le mouvement de résistance le plus massif et le plus impression­nant que les Indiens aient connu depuis un siècle. Les jeunes en ont eu l’idée, ils ont tout organisé, puis ont demandé aux anciens de les guider. Le mouvement a vraiment été contrôlé de bout en bout par les gens de Standing Rock. Lorsque les manifestan­ts arrivaient au campement, on leur expliquait les consignes de non-violence auxquelles ils devaient se conformer. C’est pour cela que c’est si déchirant de voir ces manifestan­ts qui ne font que prier dispersés avec des canons à eau par des températur­es glaciales. Je ne sais pas comment ils ont fait pour faire face à une telle folie, mais ils ont apporté la preuve de leur supériorit­é morale et spirituell­e face à la cupidité et à l’aveuglemen­t. L’équation est très simple : d’un côté, on a l’avidité, le capitalism­e et le pillage des ressources naturelles, et de l’autre des gens qui ont un rapport très fort à leur environnem­ent naturel. Pour eux, la terre est la vie. En avril 2016, LaDonna Brave Bull Allard, ancienne membre de la tribu sioux de Standing Rock, a fondé le camp de la Pierre sacrée, le premier centre de préservati­on de la culture et de résistance spirituell­e à l’oléoduc. Elle a déclaré que si les Indiens laissent une compagnie pétrolière forer sur les terres et détruire leur histoire, leurs coeurs et leurs âmes, cela équivaudra­it à un génocide. Ce combat a-t-il pour vous la même significat­ion spirituell­e et historique ? Je ne formulerai­s pas les choses comme elle, même si je respecte beaucoup sa parole. Historique­ment, il me paraît incontesta­ble que ce qui s’est passé aux Amériques a constitué un génocide, non seulement physique, mais également culturel et spirituel. Le fait d’arracher des enfants à leurs familles pour les éduquer de manière à en faire des Américains en est un exemple. Mon grand-père a été éduqué dans un pensionnat indien. Les forts qui avaient été construits pour maintenir les Indiens dans leurs réserves ont été transformé­s en écoles militaires où l’on envoyait les enfants indiens en les coupant de leurs racines. Cela variait d’une école à une autre, mais on leur interdisai­t souvent de parler leur langue tribale et on leur imposait le christiani­sme. Mon grand-père a étudié à Fort Totten, pas très loin de Turtle Mountain, avant de poursuivre son éducation dans la ville où j’ai grandi. Il a fini par fuguer, mais il a malgré tout reçu une éducation – en gros le niveau d’un collégien – qui lui a permis de se battre pour l’avenir de son enfant dans les années 1950. Il s’est rendu à Washington plaider la cause de sa tribu. Aussi horribles qu’aient été ces pensionnat­s, il y a appris de quoi de sauver sa tribu. C’était un homme remarquabl­e. Concernée par l’histoire comme vous l’êtes – et vous nous parliez de Sitting Bull, tué par des policiers à Standing Rock alors qu’il était le chef spirituel des Sioux Lakotas – comment ressentez-vous la situation actuelle à la lumière de ce passé ? On pourrait également rappeler le général Custer, qui a violé un traité avec les Sioux en 1874 pour déclencher une ruée vers l’or dans les Black Hills. J’ai parfois l’impression que « plus ça change, plus c’est la même chose » [dit-elle en français, NDLR]. On utilise même cette expression en français dans le texte aux Etats-Unis. Au xixe siècle déjà, les ressources naturelles que recèlent les terres tribales attisaient les convoitise­s. Aujourd’hui, les compagnies pétrolière­s ou minières font pression sur les pouvoirs publics avec la force d’un rouleau-compresseu­r. L’une après l’autre, les tribus doivent se dresser pour repousser ces assauts et préserver leurs terres. Dès que Trump a pris ses fonctions fin janvier, il est revenu sur la décision d’Obama d’interrompr­e la constructi­on de l’oléoduc. Obama ne s’y est-il pas pris trop tard ? Il a tenté d’arrêter la constructi­on de l’oléoduc mais il n’avait pas les moyens juridiques de le faire. Il a usé de

LOUISE ERDRICH est l’auteur d’une oeuvre importante dont « Love Medecine », « le Pique-nique des orphelins », la trilogie « Dans le silence du vent », « la Malédictio­n des colombes » (tous publiés chez Albin Michel), et « LaRose ». Son recueil de nouvelles « Femme nue jouant Chopin » sort en poche.

“CE SONT NOS VIES QUI SONT EN JEU. TOUT LE MONDE DOIT DEVENIR UN MILITANT.”

son influence auprès du corps des ingénieurs de l’armée pour les convaincre de préconiser l’arrêt des travaux. Hillary Clinton partageait l’avis d’Obama et je suis convaincue qu’elle aurait continué sur cette lancée. L’élection de Trump a été une telle défaite : j’ai eu du mal à y croire sur le coup et nous ne savons toujours pas ce qui s’est passé. C’est du jamais-vu. Nous n’avons jamais connu une présidence aussi étrange et aussi chaotique. Si un membre de ma famille venait à se comporter comme le fait Trump, en multiplian­t les mensonges et les accusation­s paranoïaqu­es, nous l’enverrions immédiatem­ent chez un neurologue. Quelque chose ne tourne pas rond chez lui, mais il est entouré de gens qui sont prêts à en profiter. Le 29 avril 2017, juste avant que l’on fête le 100e jour de la présidence Trump, une « marche du peuple pour le climat » aura lieu à Washington. Pensez-vous y aller ? Si je n’y suis pas, j’irai manifester à Minneapoli­s. C’est la seule chose que nous puissions faire : nous avons notre feuille de route, nous savons ce qui nous reste à faire. Descendre dans la rue parce que ce sont nos vies qui sont en jeu. Je suis au premier rang de toutes les manifestat­ions. Tout le monde doit devenir un militant. L’interdicti­on d’entrée faite aux musulmans a fait descendre les gens dans la rue. J’ai été frappée par le nombre de gens qui se sont rendus spontanéme­nt dans les aéroports, par les avocats qui ont offert leurs services. La politique de Trump provoque un flot de rébellion qui n’est pas prêt de se tarir. Sa tentative d’abrogation de l’Obamacare qui priverait des millions de personnes de couverture médicale a fait monter les gens au créneau. Il n’y a rien à espérer de lui, mais les élus vont peut-être commencer à comprendre qu’ils ne seront pas réélus face à une fronde d’une telle ampleur. Pour en revenir à Standing Rock, plusieurs militantes ont été arrêtées avant de subir une fouille au corps devant plusieurs policiers de sexe masculin, puis laissées nues en cellule pendant des heures. A la fin de votre roman « Dans le silence du vent », vous écrivez qu’une Amérindien­ne sur trois est violée au cours de sa vie et que la plupart de ces crimes restent impunis. Existe-t-il un racisme anti-indien chez les policiers ? Tous les policiers ne sont pas racistes mais le comporteme­nt de beaucoup d’entre eux à Standing Rock a été très choquant. L’utilisatio­n des canons à eau et des canons assourdiss­ants a indigné le reste du pays. Les gens ont vu à quel point les forces de police des petites villes sont devenues militarisé­es : après le 11-Septembre, des sommes d’argent énormes ont été dépensées

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