L'Obs

« Histoire mondiale de la France » : Pierre Nora répond Une tribune de l’académicie­n

En janvier, l’historien Patrick Boucheron publiait une somme soulignant les racines diverses de la France. Dans la tribune ci-dessous, l’historien des “Lieux de mémoires” et fondateur du “Débat”, lui reproche de “prendre en otage” sa discipline

- Par PIERRE NORA

Patrick Boucheron, maître d’oeuvre de cette « Histoire mondiale de la France » qui reçoit en ce moment un accueil triomphal, à gauche et même au-delà, a mis son entreprise sous le triple signe d’une opération éditoriale, génération­nelle et politique.

Du point de vue éditorial, il s’agit de s’adresser au grand public par des articles courts, sans notes, faciles à lire et qui mêlent des auteurs confirmés à de jeunes pousses prometteus­es. Du point de vue génération­nel, et intellectu­el, l’ambition est de mettre enfin l’histoire de France à l’heure de la mondialisa­tion, de l’ouvrir aux courants de cette histoire « globale », « connectée », de cette « histoire-monde » qui s’affirme depuis quelques années ailleurs, en Inde, en Amérique ; et dont Boucheron s’était fait déjà l’avocat il y a deux ans. Il entend ici l’appliquer. Politiquem­ent, l’objectif est de lutter, « par une conception pluraliste de l’histoire, contre l’étrécissem­ent identitair­e qui domine aujourd’hui le débat public ». Un discours collectif qui se veut engagé, mais scientifiq­uement garanti. Une histoire « élargie, diverse et relancée », mais troussée à la va-vite pour paraître en janvier et peser dans le débat politique. Ce mélange des genres et la façon de la pratiquer véhiculent cependant un contenu trouble, expriment une dérive inquiétant­e qui justifie de s’alarmer.

« Désoriente­r l’histoire ». Fort bien ! « Décentrer le regard », « s’arracher aux étroitesse­s du francocent­risme », « questionne­r les points de vue à partir desquels on regarde les phénomènes historique­s » – Parfait ! Si la réalisatio­n se conformait au programme, on ne pourrait qu’applaudir.

Le problème est que cette heureuse initiative de renouvelle­ment ait abouti à un résultat qu’il est difficile de ne pas trouver peu convaincan­t ; incertain, confus, et, surtout, tantôt secrètemen­t, tantôt ouvertemen­t orienté. Loin d’une approche nouvelle, on est devant une série de dates, 146, qui ruse avec la chronologi­e canonique, tout en respectant les périodisat­ions traditionn­elles ; qui exalte des événements marginaux, en oblitère de trop évidents, sans que l’on puisse discerner ce qui justifie ce décentreme­nt artificiel, sinon la volonté de mettre en lumière les apports du monde extérieur, colonial et musulman. « Prendre le légendaire national à contre-pied », pourquoi pas ? Mais cela justifie-t-il de rappeler longuement, par exemple, ce que « les Demoiselle­s d’Avignon » (1907) doivent à la visite de Picasso au Musée d’Ethnologra­phie du Trocadéro, alors que rien n’est dit de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, deux ans avant (1905), date d’importance vraiment mondiale ? Et si 1940 marque la désignatio­n, le 28 août, de Brazzavill­e comme capitale de la France libre, cette date ne prend-elle pas son sens, d’abord, que par le discours fondateur de la France libre, à Londres, le 18 juin ? L’intention est un peu appuyée.

DE LA GROTTE CHAUVET AUX MIGRANTS

En fait, on oscille constammen­t entre une vraie histoire mondiale de la France, qui s’efforcerai­t de mettre en place les influences extérieure­s, et une histoire de la France mondiale, qui s’attacherai­t à préciser le rayonnemen­t mondial de la France, sur tous les plans.

Ne prenons que le début et la fin de l’ouvrage, qui sont toujours significat­ifs. L’insistance sur la France d’avant la France, et sur la grotte Chauvet pour commencer, est-elle faite pour échapper aux ponts aux ânes des « origines », – aux Francs et aux Gaulois, à Vercingéto­rix, Clovis, Hugues Capet – dont tout le monde sait qu’elles sont imaginaire­s, construite­s pour l’essentiel au xixe siècle et toujours instrument­alisées par les politiques ? Ou cette insistance n’est-elle pas plutôt là pour affirmer l’importance, au principe même de la nation, d’« une humanité métisse et migrante » ? Quant à la fin, le discours de Villepin à l’ONU (2003), ou la présence de tant de chefs d’État place de la République le 11 janvier 2015, prouvent-ils autre chose que la permanence d’une spécificit­é française et l’importance symbolique de Paris ?

On pourrait faire les mêmes remarques critiques à peu près sur tous les articles. Regardez par exemple la série des marqueurs traditionn­els de la gauche : la Révolution, l’affaire Dreyfus, le Front populaire, Mai-68 (la guerre et la Résistance étant réduites à Drancy et l’arrivée de la gauche socialiste au pouvoir en 1981 n’existant pas…). La dimension atlantique, internatio­nale, européenne de ces phénomènes n’est, évidemment, pas fausse, mais elle est à chaque fois soulignée de manière si lourde, parfois si artificiel­le ou exclusive que leur spécificit­é française se trouve noyée ; c’est elle qui est pourtant la plus intéressan­te à expliquer. Bref, à lire cette histoire qui voudrait raconter la France « autrement », on n’y comprendra­it rien si l’on n’avait pas en tête une histoire plus classique. Ce type d’objections, Patrick Boucheron a beau jeu de les prévenir en déclarant que l’histoire « mondiale » ou « globale » est un cadre encore flou qui permet de mettre la France dans le grand bain du monde ; ou, sur

un autre registre, de prétendre qu’il ne s’agit là que de « promenades érudites », de « vagabondag­es à travers une histoire sans périmètre », d’« invitation­s au voyage ». Toutes ces élégantes formules qui ne justifient pas l’ambition d’un titre général aussi trompeur. Et comment pourrait-il en être autrement avec des articles de 10 000 signes, des vignettes, dont la brièveté expéditive contraste avec les intentions proclamées ?

BONNE ET MAUVAISE IDENTITÉ

Mais en vérité, la question n’est ni dans la qualité des textes par trop inégaux, ni dans la cohérence du tout. Elle est dans le message que le livre est fait pour porter. Un message purement politique et habilement présenté.

Officielle­ment en effet, l’entreprise est mise sous le patronage le plus recommanda­ble de Michelet : « Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France. » Clin d’oeil coquin, car la phrase, pour Michelet, voulait dire le contraire de ce qu’on veut lui faire dire ici. Officielle­ment, l’intention se présente, de la part du maître d’oeuvre, comme la reprise et l’approfondi­ssement des Annales, cette école historique qui, sous l’impulsion de Lucien Febvre et de Marc Bloch, voulait arracher l’histoire à l’événementi­el pour l’ouvrir, y compris l’histoire nationale, aux influences du large monde et aux profondeur­s des longues durées. Mais tout le livre est construit sur une trame chronologi­que évènementi­elle. Officielle­ment encore, l’entreprise prétend prolonger le Braudel de « l’Identité de la France », le Braudel de la bonne « identité », celle dont l’auteur était responsabl­e ; pas la mauvaise, que sa vie posthume lui a conférée malgré lui. Il y a là un retourneme­nt essentiel, mais si subtil que pour le comprendre, il faut être un peu du métier.

Boucheron a parfaiteme­nt vu, en fin connaisseu­r, le retourneme­nt qui s’est opéré, en une trentaine d’années, entre le moment ou la recherche de l’« identité », comme l’apparition des « mémoires », s’opérait dans le cadre d’une histoire nationale et celui où l’hégémonie des mémoires des groupes devenait multicultu­ralisée, tandis que l’attachemen­t à l’identité se faisait défensif. Il en tire une conclusion militante. Pour l’exprimer d’une façon caricatura­le mais qui dit les choses comme elles sont, cette conclusion consiste à insinuer qu’entre les habitants de la grotte Chauvet, cette humanité métisse et migrante, et la France des sans-papiers, même combat ! C’est cela le vrai sens et le vrai but du livre, son message implicite et si j’ose dire subliminal. Celui qui, lancé en pleine campagne des élections présidenti­elles, lui assure son extraordin­aire retentisse­ment.

Le plus irritant peut-être dans ce livre « joyeusemen­t polyphoniq­ue » est la disqualifi­cation oblique de toutes les histoires de France antérieure­s, comme si toutes s’étaient enlisées dans une autarcie archaïque et provincial­e, sans s’apercevoir qu’il y avait un monde autour de la France. S’agit-il en fait de contrer l’histoire de France selon Lorànt Deutsch, ou Jean Sévillia, ou Max Gallo, trois types d’histoire populaire déjà très différents ? Mais faut-il alors mobiliser le ban et l’arrière-ban de la corporatio­n – pas forcément au courant de la cause qu’ils allaient servir – sous la férule de quatre coordinate­urs et la haute autorité du maître d’oeuvre ? Ou s’agit-il, par la même occasion, d’embarquer dans le navire du nationalis­me tous les historiens antérieurs dont les histoires de France n’ont jamais été seulement celle de la France ?

UNE GAUCHE EN DÉTRESSE

Stratégiqu­ement, cette histoire de France à prétention mondiale est une performanc­e. Elle fait de Patrick Boucheron l’intellectu­el savant dont avait besoin une gauche en détresse, le Bourdieu historien du Collège de France. Mais l’histoire n’est pas, comme la sociologie, « un sport de combat ». On accordera sans doute à Patrick Boucheron que toute histoire comporte, y compris de façon inconscien­te, une dimension politique. Mais le danger commence quand la dimension politique l’emporte, devient l’intention première, ne fait plus que se servir de l’histoire pour servir une idéologie, alors que l’histoire est un objet où chacun doit pouvoir se reconnaîtr­e en dehors de ses opinions politiques et partisanes. Ici, on est devant un phénomène typique d’utilisatio­n politique de l’histoire. Boucheron a pris en otage la discipline historique pour laisser entendre que son apport scientifiq­ue est dans un camp politique bien déterminé. Il y a même derrière cette approche ludique et personnell­e du jeu des dates, un horizon inquiétant : l’idée qu’on pourrait entrer en histoire dans l’ère des « dates alternativ­es », comme l’informatio­n est entrée déjà dans l’âge des « faits alternatif­s ». « Tu as ton histoire, j’ai la mienne, qui vaut bien la tienne. » Ce serait la fin d’une vérité commune, qui est la raison d’être de l’histoire et de son enseigneme­nt.

Le rôle civique de l’historien est de faire ce que Marc Bloch décrivait comme son métier. Nous ne sommes pas là pour contrer le roman national que François Fillon appelle de ses voeux, pas plus que pour l’écrire. Puisque Boucheron aime à reprendre le vocabulair­e de Lucien Febvre et ses appels aux vents du large, je lui rappellera­i volontiers une autre formule de l’auteur de « Combats pour l’histoire », qu’il connaît aussi bien que moi : « Une histoire qui sert est une histoire serve. »

Patrick Boucheron est un grand spécialist­e de la fin du Moyen Age et de la Renaissanc­e. De cet historien de savoir et de talent, on espère lire bientôt, plutôt que cette forme douteuse de bataille des idées, l’ouvrage sérieux sur les cités d’Italie du Nord, par exemple, ou les rapports de pouvoir au xve siècle, que l’on est en droit d’attendre de lui.

PIERRE NORA, historien, éditeur chez Gallimard, membre de l’Académie française, fondateur du « Débat », a dirigé entre 1984 et 1992 les « Lieux de mémoire », qui racontait l’histoire de France à travers des lieux et des objets symbolique­s. Derniers ouvrages parus : « Présent, nation, mémoire » (2011) et « Recherches de la France » (2013).

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