Attentat de Londres La piste de Birmingham
Les soupçons pèsent sur la deuxième ville britannique, accusée d’être un foyer djihadiste et d’avoir abrité le terroriste de Westminster. Et le Royaume-Uni se met de nouveau à douter de son modèle multiculturel
L’imam parle d’une voix forte, une voix brisée par l’émotion. « J’ai consacré toute ma vie à étudier le Coran, et jamais, jamais, je n’ai lu que tuer des innocents puisse conduire quiconque au paradis. Ces terroristes n’obéissent à aucune religion », martèle-t-il, adressant « pensées et condoléances » aux familles des victimes. « Nous sommes des citoyens britanniques, nous faisons partie de ce pays. Ne laissons pas ces barbares nous diviser. » Place Victoria, devant la mairie de Birmingham, ils sont des dizaines de représentants de la communauté musulmane, la mine grave, sous la large bannière « NOT IN OUR NAME » – pas d’innocents tués « en notre nom », au prétexte de l’islam. L’appel a été lancé par l’association des « musulmans contre le terrorisme » au lendemain de l’attentat de Westminster, qui a coûté la vie à quatre personnes, et en a blessé quarante autres, ce 22 mars. L’attaque revendiquée par Daech, via son agence de presse Amaq, est la plus meurtrière en Grande-Bretagne depuis les attentats du métro de Londres en 2005, qui avaient fait 52 morts. Ce samedi midi, sous ce premier soleil printanier, femmes en hijab, hommes en kamis, beaucoup sont venus en famille dire leur peine et leur colère. « Nous sommes dévastés », soupire Nursat, 37 ans, originaire du Pakistan, venue avec sa fille de 18 ans et sa mère. « Nous aimons profondément ce pays qui nous accueille et nous respecte », disent-elles. « Nous faisons partie de cette communauté et nous souffrons aujourd’hui avec elle. Nous pleurons avec la famille de ce policier tué alors qu’il était là pour nous protéger. Celui qui a commis ces atrocités n’a aucune excuse », renchérit Fatima, jeune juriste en jilbab. Il est temps que « l’islam se remette en question », ajoute-t-elle. La jeune femme aux yeux cernés confie avoir retenu son souffle en apprenant ce qui se passait à Londres, et prié aussi. Pourvu que le coupable ne soit pas, encore, un musulman. Pourvu qu’il n’ait rien à voir avec Birmingham…
Hélas. C’est bien à Birmingham que mènent les pistes des enquêteurs qui y ont arrêté neuf personnes dans les quarante-huit heures qui ont suivi l’attentat. Certes, ils n’ont pas trouvé de preuves d’une quelconque association de Khalid Masood avec des cellules de Daech ou d’Al-Qaida. Mais l’assaillant avait bien, selon eux, « un intérêt pour le djihad... ». Né sous le nom d’Adrian Elms, cet ancien délinquant de 52 ans s’était converti à l’islam et radicalisé. Cette dérive a-t-elle commencé en prison, où ce père de famille impulsif et violent a passé deux ans en 2003, après une série de rixes au couteau ? A moins que ce soit en Arabie saoudite, où il est parti enseigner l’anglais entre 2005 et 2009 ? C’est en tout cas après ce séjour à Djedda qu’il a changé de nom. Et s’il est né dans le Kent, d’une jeune Anglaise de 17 ans et d’un père inconnu, c’est bien ici, à Birmingham, qu’il a passé ces dernières années. C’est ici qu’il a loué le 4X4 Hyundai avec lequel il a foncé sur le pont de Westminster avant de poignarder un policier devant le Parlement. Après des dizaines de déménagements, c’est dans cette capitale des Midlands qu’il aurait passé ces dernières années, d’abord dans le quartier tranquille de Winson Green, où il habitait dans un bel immeuble de briques, avec une compagne et un enfant. Puis sans doute, à 2 kilomètres de là, dans une planque de Hagley Road, dans un petit appartement donnant sur une cour sinistre envahie par les rats, avec des épaves de voitures
tapissées de seringues, qui servent, à la nuit tombée, de refuges aux prostituées. La police y a arrêté trois personnes, au soir de l’attentat. C’est à l’une d’entre elles que le meurtrier aurait passé son dernier appel, via le réseau WhatsApp, quinze minutes avant de lancer son véhicule sur le pont.
Voilà donc à nouveau la deuxième ville du pays et sa population musulmane pointées du doigt. Longtemps cité comme un modèle de tolérance, comme une illustration du multiculturalisme britannique, cet ancien bastion industriel est accusé depuis quelques années d’être devenu un fief islamiste. Avec ses 200 mosquées, des quartiers ultracommunautaires où des écoles publiques seraient entre les mains d’une administration islamique, la ville est régulièrement taxée par les tabloïds de « capitale du djihad ». Principalement peuplée il y a quarante ans encore d’immigrants irlandais, la métropole des Midlands concentre aujourd’hui la plus large population musulmane en dehors de Londres. Sur un million d’habitants, près d’un quart se revendiquent de l’islam, bien au-delà d’une moyenne nationale d’environ 5%. Et selon un récent rapport du think tank (très conservateur) Henry Jackson Society, sur 269 terroristes impliqués dans des attentats depuis 1998, 40 venaient de Birmingham... Des exemples ? Moinal Abedin, premier islamiste britannique se revendiquant d’Al-Qaida, arrêté en 2002. Passé par un camp d’entraînement au Pakistan, il avait transformé son appartement en atelier de fabrication artisanale de bombes. Les policiers y ont retrouvé une forte quantité d’HMTD, un puissant explosif qui sera utilisé lors des attaques meurtrières de Londres en 2005. Condamné à vingt ans de prison, il serait aujourd’hui de retour dans les rues de Birmingham. 2007 : neuf suspects arrêtés lors d’un coup de filet antiterroriste. Parmi eux, Parviz Khan, un homme de 36 ans qui planifiait de capturer et de décapiter un militaire au nom d’Al-Qaida. 2013 : Irfan Khalid, dont la famille est originaire du Pakistan, condamné à dix-huit ans de prison pour avoir monté un attentat monstre, « destiné à tuer au moins 2 000 personnes ». Selon le « Wall Street Journal », les auteurs des attentats du 13 novembre à Paris et à Saint-Denis auraient également eu des contacts à Birmingham. Ces islamistes auraient été en relation avec le djihadiste Abdelhamid Abaaoud, soupçonné d’être le coordinateur des opérations. Certains auraient directement financé Mohamed Abrini, le fameux « homme au chapeau » repéré sur les glaçantes vidéos de surveillance de l’aéroport de Zaventem, à Bruxelles, suspecté aussi d’être l’un des organisateurs des attentats du 13 novembre à Paris.
Les quartiers de Birmingham sont sous haute surveillance. En 2010, l’installation massive de caméras ciblant de fait les secteurs musulmans de la ville avait fait scandale. Mais en décembre dernier encore, cinq personnes étaient interpellées dans le quartier de Solihull, tout près de l’endroit où Masood a loué son 4X4
Devant la mairie de Birmingham, des musulmans manifestent leur émotion avec des pancartes « Pas en notre nom ».
meurtrier, après une séance de paint ball, en fait un entraînement en vue d’une attaque terroriste… Deux d’entre elles, en route pour la Syrie, étaient arrêtées quelques mois plus tard.
Les ressorts de cette radicalisation ? Multiples. « La pauvreté, d’abord », selon Chris Allen, maître assistant au département de sciences sociales de l’université de Birmingham. La jeunesse ensuite. Dans les quartiers déshérités avec une forte population d’origine immigrée, 40% des habitants ont moins de 16 ans. De nombreux Pakistanais seraient en outre originaires des mêmes régions rurales, pratiquant un islam très traditionnel. L’actualité géopolitique aussi n’arrange rien : « Sur ce terreau déshérité, les conflits libyen, syrien, palestinien prennent une résonance particulière et nourrissent le ressentiment, insiste Chris Allen. Tant que le gouvernement ne comprendra pas que ce qui se passe à Islamabad se répercute à Birmingham, il n’y aura pas de solution. »
Cependant, chacune de ces interpellations remet un peu plus en question ce modèle britannique, fondé sur un respect absolu des cultures et des modes de vie des différentes communautés, et une politique de la ville souvent jugée trop accommodante. Certains terroristes à la tête d’associations auraient bénéficié de fonds publics avant de partir en Syrie. Plus de la moitié d’entre eux sont issus de cinq quartiers de Birmingham considérés comme particulièrement communautaires. Au sud-est de la ville, Small Heath est le plus important. Une vingtaine de mosquées pour 36 000 habitants, plus de 80% de musulmans, essentiellement d’origine pakistanaise, mais aussi bangladaise, somalienne, afghane, yéménite… Les différentes nationalités s’y côtoient sans forcément se mélanger. Le taux de chômage y est deux fois supérieur à la moyenne nationale, la pauvreté, visible à l’oeil nu. Le long de Coventry Road, l’artère principale, commerces et restaurants ethniques alternent avec les librairies religieuses, les vitrines de hijabs et les agences proposant des « croisières 100% conformes à l’islam », halal et sans alcool. La quasi-totalité des femmes portent le voile ou le jilbab, qui recouvre le corps de la tête aux pieds. Certaines arborent le niqab avec juste une fente pour les yeux.
Salima, 32 ans, obligée de soulever discrètement son voile pour manger sa glace, vient d’Argenteuil. Elle s’est installée ici il y a un an, avec son mari Didier (1), converti, et leurs quatre enfants pour « pouvoir vivre tranquillement [leur] foi », comme elle l’entend. « En France, on se sentait trop mal. Ici, personne ne te regarde de travers, personne ne te juge, au contraire », dit-elle, ravie de sa nouvelle vie. Dans certains restaurants, des rideaux permettent aux femmes de déjeuner tranquillement à l’abri des regards. Les vitrines des salons de coiffure féminins sont opaques.
Mais ce sont surtout les écoles qui posent question. En 2013, une lettre anonyme envoyée à la mairie de Birmingham a suscité une vague d’indignations dans le pays. Accompagnée d’un document confidentiel émanant d’organisations islamiques, elle dénonçait une politique d’entrisme organisée par des mouvements salafistes pour contrôler des établissements scolaires. Baptisée « cheval de Troie », cette opération impliquant des responsables d’établissement, des associations de parents d’élèves et des enseignants aurait visé à imposer un ordre
islamique sunnite dans les écoles, passant par la séparation des garçons et des filles dans les classes, des appels à la prière récurrents, l’utilisation de fonds destinés à financer des pèlerinages à La Mecque, la remise en question de cours de musique, un enseignement fondé sur le Coran… L’affaire est remontée jusqu’à Downing Street, et a divisé le gouvernement. Six écoles publiques étaient en cause. Cette histoire avait fait grand bruit à l’époque. A Birmingham, beaucoup tentent de relativiser l’affaire : « Dans une école dont 99% des enfants sont musulmans, n’est-ce pas logique d’évoquer des personnages du Coran et de fêter l’Aïd, plutôt que Noël ? Et ces écoles obtenaient d’excellents résultats aux tests nationaux, preuve que le programme était respecté », tempère Imran Awan, chercheur à l’université de Birmingham. Pour ce spécialiste de criminologie, tout cela n’a rien à voir avec le terrorisme. « Ce n’est pas le lieu où vivent les terroristes qui compte, mais la manière dont ils se sont radicalisés, et le réseau de complicités dont ils disposent. » Le communautarisme, selon lui, n’y est pour rien. « La radicalisation, on le sait aujourd’hui, ne se fait pas dans les mosquées, mais en prison, ou par internet. » Ce n’est en effet pas à Birmingham que Masood s’est radicalisé. Et rien ne prouve, pour l’instant, qu’il y ait des complices. Mais, une fois de plus, la ville attise tous les fantasmes. (1) Les noms ont été changés.