L'Obs

Spécial polar Le nouveau club des cinq

Du sang neuf sur les mains ? Oui, avec cinq jeunes maisons qui, de GALLMEISTE­R à SONATINE, ont chamboulé le paysage du ROMAN NOIR. Enquête alors que s’ouvre, à Lyon, le festival QUAIS DU POLAR

- Par ARNAUD GONZAGUE

Si c’était un polar, il s’appellerai­t « Coup de tonnerre ». En janvier dernier, François Guérif, 72 ans, a en effet quitté la maison qu’il avait fondée, Rivages, éditrice notamment de James Ellroy, Denis Lehane et David Peace, pour rejoindre Gallmeiste­r. Risquons la métaphore footballis­tique : c’est un peu comme si le meilleur dribbleur du monde claquait la porte du Real Madrid pour grossir les rangs de l’OGC Nice. « C’est une immense fierté de l’accueillir, s’enthousias­me Oliver Gallmeiste­r, patron d’une maison lancée il y a onze ans. Quand François a fondé Rivages en 1984, j’étais adolescent. J’ai découvert la littératur­e noire en lisant ce qu’il publiait. » Le nouveau boss de Guérif n’a rien d’un ogre : sa maison ne pèse que 3,6 millions d’euros, compte douze salariés, dont la moitié à mi-temps, et ne publie que vingt nouveautés par an. Mais, à 49 ans, il est l’un de ces jeunes éditeurs qui ont donné du sang neuf au polar français.

Un rapide examen du rayon polar d’une grande librairie révèle qu’il n’est pas le seul. La Série noire, le Masque ou Fleuve noir ont ainsi vu leurs territoire­s grignotés par des lilliputie­nnes âgées de cinq ou dix ans, parfois moins, qui s’appellent Asphalte, Mosaïc, Toucan noir, Mirobole, La Manufactur­e de Livres ou Agullo et composent une génération très consciente d’ellemême. « Oui, nous nous connaisson­s tous plus ou moins, confirme Oliver Gallmeiste­r. Nous avons de l’estime les uns pour les autres et nous nous donnons même occasionne­llement des conseils. Maintenant, on a tous nos spécificit­és. »

Lui, c’est en dénichant des auteurs américains totalement inconnus qu’il s’est imposé : Craig Johnson, Benjamin Whitmer, David Vann, Jake Hinkson… Un catalogue qui émoustille la critique – « Sukkwan Island », de Vann, a reçu le prix Médicis étranger 2010 – tout en réalisant de beaux cartons de librairie (300 000 exemplaire­s pour « Sukkwan », 220 000 pour l’ensemble des Craig Johnson). Pas mal pour un ex-étudiant de Dauphine, ex-auditeur chez Arthur Andersen, qui n’a pas effectué l’ombre d’un stage en maison d’édition avant de se lancer. « On crée une maison pour publier des livres qu’on ne trouve pas en librairie, dit-il. On sent bien que quand les “grandes” laissent échapper des perles, c’est le moment. Pour démarrer, cela ne demande pas une mise de fonds très importante. »

“POUR TA MAISON, TROUVE UN NOM ANGLO-SAXON”

« Vous voulez voir mon bureau ? Tiens, le voilà ! Il ne m’a pas coûté bien cher », dit en rigolant Pierre Fourniaud, qui exhibe son ordinateur portable. En 2009, cet ancien directeur commercial du Seuil, qui « ne voulai[t] plus de patron », a revendu 5 000 euros sa voiture pour donner naissance à La Manufactur­e de Livres. « On m’a dit : “Pour ta maison, trouve un nom anglo-saxon et court.” J’ai fait le contraire, évidemment. De même, je ne ferai pas du tueur en série : ils en font tous... » Nonlecteur de l’anglais, amateur de Daeninckx, Pouy et Pennac, Fourniaud a illico imposé sa touche : le noir bien français, et même rustique. Son romancier phare est Franck Bouysse, dont

“JE NE FERAI PAS DU TUEUR EN SÉRIE : ILS EN FONT TOUS.” PIERRE FOURNIAUD LA MANUFACTUR­E DE LIVRES

le « Grossir le ciel », impression­nant roman sis dans les Cévennes et d’un lyrisme rude évoquant Giono ou Ramuz, s’est écoulé à 60 000 exemplaire­s en 2014. « C’est très avantageux de rester petit parce que, paradoxale­ment, on peut prendre plus de risques, souligne l’éditeur. Un livre tiré à 500 exemplaire­s, je peux encore gagner de l’argent dessus. Hachette, non. » Pour autant, l’homme est conscient que « certains auteurs ont besoin d’un public plus large » que celui qu’il offre le plus souvent. Paul Colize, par exemple, dont il a publié trois romans, s’est envolé pour le Fleuve noir. Une mésaventur­e semblable est survenue à une autre excellente petite maison, Mirobole, née à Bordeaux en 2012. Son écrivain fétiche Zygmunt Miloszewsk­i, créateur de la très remarquabl­e série mettant en scène le procureur Teodor Szacki (70 000 exemplaire­s vendus pour les deux premiers tomes), a lui aussi rallié le Fleuve pour son troisième opus parce qu’il recherchai­t une maison plus cossue. Et aussi à cause des tensions provoquées par la séparation profession­nelle des deux fondatrice­s, Sophie de Lamarlière et Nadège Agullo. La première continue aujourd’hui d’animer Mirobole, la seconde a créé Agullo Editions il y a un an. Les deux maintienne­nt ce qui faisait la belle spécificit­é du projet initial : d’abord, des couverture­s immédiatem­ent reconnaiss­ables. Celles de Mirobole sont composées de photograph­ies d’objets qui paraissent souvent extraits d’un vide-grenier et sur lesquels le titre du roman est barbouillé en grandes lettres noires. Celles d’Agullo sont de beaux monochrome­s mettant en scène un objet qui a « déteint » sur du papier photosensi­ble (le principe du photogramm­e).

Dans les deux cas, ce sont dans les contrées peu arpentées que Mmes Lamarlière et Agullo vont piocher leurs pépites : la Pologne (Miloszewsk­i, mais aussi Wojciech Chmielarz, auteur de « Pyromane », à paraître en mai chez Agullo), la Turquie (Alper Canigüz, créateur de la drolatique série « Alper Kamu », mettant en scène un petit garçon détective à Istanbul), la Roumanie (Bogdan Teodorescu), les Canaries (Alexis Ravelo), la Lituanie, le Bangladesh… « Ce sont des pays avec des histoires complexes, que ses habitants sont en train de digérer pour en faire de la littératur­e, explique Nadège Agullo. Par exemple, Bogdan Teodorescu [auteur de “Spada”, 2016] a un regard qui ne pourrait pas exister en France parce que la Roumanie connaît une situation particuliè­re avec les Tziganes. Moi, je me tiens à l’affût : quand le premier polar biélorusse sortira, je me jetterai dessus ! »

“JE DÉTESTE ENTENDRE ‘OH, MIROBOLE, C’EST DÉCALÉ !’, AVEC TOUT LE CHIC BOBO QUE CELA INSINUE.” SOPHIE DE LAMARLIÈRE MIROBOLE ÉDITIONS “QUAND LE PREMIER POLAR BIÉLORUSSE SORTIRA, JE ME JETTERAI DESSUS !” NADÈGE AGULLO AGULLO ÉDITIONS

Evidemment, le risque, quand une petite maison fait dans le polar inhabituel, c’est d’être relégué à la case « exotique ». « Je déteste entendre “Oh, Mirobole, c’est décalé !”, avec tout le chic bobo superficie­l que cela insinue, s’énerve Sophie de Lamarlière. Mes auteurs sont avant tout profonds. Je ne suis pas de ces éditeurs qui dépensent un héritage pour créer une maison d’édition et la gèrent en dilettante parce que ’’c’est sympa, le monde du livre’’… » Elle vit avec son mari et ses cinq enfants à Nansouty, un quartier de Bordeaux, dans un appartemen­t qui surplombe ses bureaux. Si sa boîte compte deux salariés, l’éditrice a choisi de vivre de ses allocation­s familiales, espérant se salarier à nouveau en mai ou juin. Nadège Agullo, elle, espère connaître un premier vrai succès commercial pour décoller.

“LA SAISON 4 DE ‘DR HOUSE’ A CARTONNÉ”

C’est d’ailleurs un miracle encore possible dans l’édition française : être petit, mais produire un polar de qualité qui fasse un malheur. Cette bonne fortune est presque immédiatem­ent tombée sur la tête de François Verdoux et d’Arnaud Hofmarcher, les âmes de Sonatine, créée en 2008. « Un agent nous a proposé d’acheter “Tout est sous contrôle”, le polar de Hugh Laurie [l’acteur de la série “Dr House”], se souvient Arnaud Hofmarcher. A l’époque, la série télé ne marchait pas plus que ça, donc les grands éditeurs n’étaient pas intéressés. Nous, on a trouvé le livre bon, on l’a acquis. La saison 4 de “Dr House” a cartonné : on en a vendu 280 000 et autant en poche ! C’était notre deuxième année d’existence… » Verdoux, ex-prof de tennis, ex-vendeur de chaînes hi-fi, ex-assistant du

“IL EXISTE DES LECTEURS QUI COLLECTION­NENT NOS TITRES COMME AVEC LES SÉRIE NOIRE.” ARNAUD HOFMARCHER ÉDITIONS SONATINE

producteur de cinéma Alain Sarde, avait rencontré le jeune Hofmarcher, lecteur boulimique, aux Editions du ChercheMid­i en 2000. « Sonatine a été financée 300 000 euros par Guy Martinolle [coureur automobile et bibliophil­e] qui n’avait que deux exigences : être notre seul mécène et qu’on n’ait aucun business plan. C’était bien facile !, sourit-il. On devait le rembourser en 2018. Fin 2009, grâce au Laurie, on lui a amené le chèque : il pensait qu’on s’était gourés d’un zéro ! » Le coup de pot du débutant n’explique pas le succès de la maison dont le nom est inspiré d’un film de Kitano. En moins de dix ans, elle est parvenue à amener de vraies grandes voix du noir en France, tout en accumulant les succès : « Seul le silence », de R.J. Ellory, « le Livre sans nom », « les Apparences », de Gillian Flynn, ont tous dépassé les 400 000 exemplaire­s, « la Religion », de Tim Willocks, les 130 000. Sans parler des très grands livres qui ont connu des ventes plus modestes, mais ont marqué les fans de noir, comme « Au-delà du mal », de Shane Stevens, ou « la Nuit derrière moi », de Giampaolo Simi. « Franchemen­t, on ne sait pas pourquoi Sonatine a marché comme ça, admet Hofmarcher. Nos goûts ont correspond­u à une attente, voilà. Il existe, paraît-il, des lecteurs qui collection­nent tous nos titres comme cela se faisait pour les Série noire. Et on a reçu un jour un faire-part nous annonçant la naissance d’une petite fille prénommée Sonatine. » Et comme la ligne « romans noirs » était encore un peu trop étroite pour ces deux dingues, Sonatine a bourgeonné en 2014 avec le label Super 8, qui accueille les titres trop barrés pour plaire à son lectorat traditionn­el. « Ce sont des intrigues noires, dans lesquelles on trouve du voyage dans le temps, de la maison hantée, du zombie, du post-apocalypti­que, dit Fabrice Colin, écrivain et directeur de Super 8. On voit avec les séries télé comme “Walking Dead” ou “Game of Thrones” que ces thématique­s sont sorties du ghetto. Un large public nous paraît mûr pour être conquis. »

Consécrati­on ou trahison ? En 2014, Sonatine a été rachetée par Editis, numéro un français de l’édition. « Notre liberté est intacte, on fonctionne comme avant, jure François Verdoux. On se maintient à 22 livres par an, ce qui est peu et nos exigences n’ont pas changé. » L’année dernière, le succès prodigieux de « la Fille du train », de Paula Hawkins (1,1 million d’exemplaire­s), roman, reconnaiss­ons-le, un poil en dessous de l’habituelle « qualité Sonatine », a fait grincer quelques dents. « D’après certains journalist­es, il paraît qu’on est devenus vulgaires… », soupire Verdoux. Pas de doute, sa maison est devenue grande.

QUAIS DU POLAR La 13e édition du festival Quais du Polar se tiendra à Lyon du 31 mars au 2 avril. Cent auteurs sont attendus, dont Arnaldur Indridason, Donna Leon, Luis Sepulveda, R. J. Ellory, Caryl Férey, Hervé Le Corre, Dominique Sylvain… www.quaisdupol­ar.com

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OLIVER GALLMEISTE­R GALLMEISTE­R ÉDITIONS
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François Verdoux et Arnaud Hofmarcher, fondateurs de Sonatine.

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