L'Obs

La chronique de Raphaël Glucksmann

- Par RAPHAËL GLUCKSMANN Essayiste, auteur de « Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes ». R. G.

Vous avez deux minutes pour évoquer Trump et Poutine, l’Europe et la lutte antiterror­iste… » Nous sommes le 20 mars 2017 à la Plaine-Saint-Denis et il est bientôt minuit lorsque le monde – ce grand oublié d’un débat de village gaulois – fait irruption sur le plateau de TF1. La France n’est plus seule sur terre et nous surmontons pour quelques instants notre syndrome d’Astérix.

Nous nous rappelons soudain qu’il ne s’agit pas d’une élection législativ­e, que les cinq personnes se faisant face depuis près de trois heures ne sont pas candidates au poste de Premier ministre, mais à la présidence de la République, et que la responsabi­lité d’un président est d’abord de décider de la guerre et de la paix, de porter la voix de notre nation dans l’arène globale, de protéger nos concitoyen­s des menaces qui pèsent sur eux et d’esquisser un horizon pour la France et l’Europe légèrement plus ambitieux que le nombre de fonctionna­ires à sacrifier sur l’autel de l’équilibre des comptes publics…

Nous nous souvenons aussi, à cet instant tardif, que notre pays a connu en 2015 et 2016 des attentats d’une violence inouïe, que nous vivons en état d’urgence depuis plus d’un an, que la première puissance du globe est depuis quelques semaines dirigée par un twitto compulsif et xénophobe, que l’Europe se délite sous le regard triomphant d’un dictateur russe cherchant par tous les moyens à la faire exploser, et qu’il n’est donc pas inutile de savoir ce que les prétendant­s à l’Elysée ont à dire sur Trump, Poutine, le terrorisme et le droit internatio­nal, l’Europe et le monde.

Il est tard et nous n’aurons que quelques minutes. C’est peu pour un pays à vocation universali­ste. Mais c’est assez pour saisir que deux visions du monde bien distinctes s’opposent. Dans cette nuit du 20 mars 2017, trois candidats sur cinq parlent en effet, tranquille­ment, de remodeler les frontières européenne­s en accord avec le Kremlin.

Jean-Luc Mélenchon ouvre le bal en réponse au plaidoyer de Benoît Hamon pour la création d’une défense européenne : « L’Europe de la défense, c’est l’Europe de la guerre » (sic). Pas le nationalis­me qui s’abat sur nos sociétés comme un tsunami de Moscou à Washington et qui autrefois était l’ennemi absolu d’une gauche internatio­naliste et cosmopolit­e, non : la « guerre », selon M. Mélenchon, c’est de construire une défense européenne commune. Il continue : « Donc, en Europe, la première chose à faire est une conférence de sécurité, de l’Atlantique à l’Oural. » « C’est vrai », acquiesce immédiatem­ent François Fillon. La « première chose à faire en Europe », selon eux, serait donc de répondre aux exigences révisionni­stes de Vladimir Poutine en matière de frontières.

Les frontières de l’Ukraine ? Celles de l’Estonie ? Le candidat « insoumis » en parle avec aisance – et une méconnaiss­ance historique absolue. Il les considère floues, mal définies, historique­ment contestabl­es et donc présenteme­nt négociable­s. Bien sûr. Allons plus loin : pourquoi ne pas se mettre d’accord entre Paris et Moscou pour redessiner la carte des pays Baltes par exemple ? On ferait une conférence à Munich et on laisserait ces petits membres de l’Union européenne attendre dans les couloirs qu’on statue sur leur territoire. Comme au bon vieux temps. « Il a parfaiteme­nt raison », approuve à nouveau le Thénardier de Sablé-sur-Sarthe. Marine Le Pen sourit, songeant peut-être à sa prochaine visite à Moscou et à son adoubement par Poutine. Elle n’a pas besoin de parler, les autres parlent pour elle.

Sur TF1 ce lundi 20 mars, nous n’en sommes plus à discuter de l’efficacité ou non des sanctions contre le régime russe, mais à remettre en question les principes – au premier rang desquels l’interdicti­on d’envahir son voisin pour annexer une partie de son territoire – sur lesquels repose la paix européenne depuis 1945.

« C’est extrêmemen­t dangereux », réplique Benoît Hamon, suivi à distance par Emmanuel Macron. « Extrêmemen­t dangereux » et extrêmemen­t révélateur. Il s’est bien passé, dans ce débat, quelque chose d’essentiel. Quelque chose qui a échappé aux commentate­urs obnubilés par les performanc­es d’acteurs des cinq candidats et se vautrant dans le jeu puéril du « qui a gagné ? qui a perdu ? ». Quelque chose que nous aurions aimé pouvoir creuser en plus de cinq minutes et que nous devrons creuser avant de voter.

Les grandes questions délaissées par le débat de TF1 – comment lutter contre le terrorisme sans cesser d’être une société ouverte ? Face à Daech, faut-il se rallier à Moscou et à Damas ? L’Europe peut-elle se passer de Trump sans s’agenouille­r devant Poutine ? Comment construire l’indépendan­ce énergétiqu­e et militaire de notre continent ? – permettent de dessiner des visions de la France, de l’Europe et du monde antithétiq­ues. Et c’est d’abord de cela que nous devons nous préoccuper lorsque nous élisons un président.

Dans cette opposition de fond, un pôle, dont Hamon représente l’aile gauche et Macron l’aile droite, résiste tant bien que mal à l’esprit poutino-trumpien du temps. L’autre épouse l’époque avec passion. Sa victoire serait une défaite de plus pour les sociétés ouvertes et le projet européen. La défaite de trop.

“TROIS CANDIDATS SUR CINQ PARLENT TRANQUILLE­MENT, DE REMODELER LES FRONTIÈRES EUROPÉENNE­S EN ACCORD AVEC LE KREMLIN.”

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