L'Obs

Etats-Unis L’hérétique de New Square

Juif américain ultraortho­doxe, Shulem Deen a vécu trente ans dans la communauté hassidique. Un jour, il a découvert le monde extérieur et en a payé le prix

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L’écrivain américain Shulem Deen est stupéfait quand on lui dit qu’en France, un leader religieux ne peut pas acheter un terrain et en faire une théocratie municipale. Deen a passé la majeure partie de sa vie à 45 kilomètres au nord de New York, à New Square, un bourg fondé en 1956 par le rabbin Yaakov Yosef Twersky, sur une ancienne ferme laitière. Arrivé d’Ukraine en 1948, le pieux homme, issu d’une illustre dynastie hassidique, s’était pincé le nez en découvrant New York, ses rues décadentes, ses juifs non pratiquant­s. A peine descendu du paquebot, il avait dit à ses disciples, : « Si j’en avais le courage, je remonterai­s à bord pour retourner en Ukraine. » Il créa à la campagne un néo-shtetl banlieusar­d, où les ultraortho­doxes pourraient vivre comme au xixe siècle. Aujourd’hui, la ville compte 7000 habitants. C’est un bourg pavillonna­ire ordinaire, avec ses maisons aux façades recouverte­s de bardeaux de bois et ses voitures familiales garées dans les allées. Mais tous les hommes y portent la barbe, les papillotes, le caftan noir et le chapeau de fourrure. Les femmes ont la jupe longue, la tête et les bras couverts. La population parle yiddish, et maîtrise mal l’anglais. La radio, la télévision, internet et la littératur­e profane sont prohibés. Comme à Monsey ou Kiryas Joel, les autres communes hassidique­s de la région, l’étude intensive de la loi juive et la procréatio­n sont les seules activités acceptées.

Shulem Deen est né en 1974. Comme tous les hommes de New Square, il a consacré sa vie à l’étude et épousé, à 18 ans, une femme qu’il n’avait jamais rencontrée. Ils ont eu cinq enfants en quinze ans. Mais au fil du temps, Shulem Deen a perdu la foi. Dans « Celui qui va vers elle ne revient pas », l’autobiogra­phie qu’il publie aujourd’hui (1), il raconte les étapes de cet

exil intérieur. Citons le jour où il a acheté un radio-cassette, objet obscène qui horrifiait son épouse mais dont il n’a pas pu se séparer, obsédé par l’idée de pouvoir écouter des voix venues du monde extérieur, à la nuit tombée, l’appareil collé à l’oreille. Celui où, crevant les plafonds de l’impiété, il est entré dans une médiathèqu­e, nerveux comme un père de famille dans un peep-show, pour lire des articles encyclopéd­iques sur Einstein et Elvis Presley, dont il n’avait jamais entendu parler.

Ces offenses inoffensiv­es à la loi divine effrayaien­t sa femme, qui raisonnait ainsi : un jour on lit un livre profane, le lendemain on se retrouve à conduire pendant le shabbat et à vivre comme un goy. Elle n’avait pas tort. Son mari n’a pas mis bien longtemps à devenir un de ces hassidim qui filent à Manhattan en catimini, les papillotes rangées derrière les oreilles, kippa au vent, pour boire de l’alcool, parler à des femmes, manger n’importe quoi avec une joie profanatri­ce. Il a cessé de prier. Il a acheté un ordinateur, connecté à internet. Il a créé un blog anonyme, Hasidic Rebel, dont l’auteur est devenu l’homme le plus recherché de la communauté.

Un jour de 2005, il a reçu un appel chez lui. On lui a demandé de se présenter, le soir même, devant le bezdin, le tribunal rabbinique de la ville. Sept sages de New Square, qui l’avaient démasqué, lui ont signifié sa condamnati­on pour hérésie, et lui ont dit : « Nous estimons que tu dois quitter le village. » Il ne s’est pas offusqué. Il n’avait plus confiance en la justice rabbinique de son pays.

On rencontre Shulem Deen à Paris, au début du mois de mars. Il est rasé de près. Il parle avec une douceur extrême qu’on interprète comme un reliquat de sa sainteté passée. « Ce monde donne à ses membres quelque chose de très précieux, dit-il : des préceptes clairs, une chaleur, un sens familial de la communauté. Ça, je l’ai perdu. Le monde séculier n’arrive pas à l’offrir. L’individual­isme a un prix. Une certaine solitude, dont chacun doit trouver le moyen de sortir. »

En France, on s’inquiète d’une « montée du communauta­risme », sans donner un sens concret au mot. L’histoire de Shulem Deen rappelle que le communauta­risme est le nom d’un système, plus ou moins officiel, introuvabl­e chez nous, qui repose sur une délégation du pouvoir public aux institutio­ns communauta­ires. « Lorsque j’ai été banni, dit-il, j’ai été condamné à quitter ma maison. Pourtant, les rabbins ne sont pas l’Etat. Mais ils ont ce pouvoir, de fait. Vous devenez un paria. Vous devez partir. » Il y a environ 500000 ultraortho­doxes à New York, répartis dans une soixantain­e de communauté­s entièremen­t yiddishoph­ones, disposant de leurs propres systèmes de santé et de justice. La moitié vit sous le seuil de pauvreté, et le revenu annuel moyen tourne autour des 6 000 euros. Seuls 10% ont le bac, et la plupart n’ont reçu quasiment aucune éducation séculière – pas même des cours d’anglais, alors que leurs écoles reçoivent des fonds publics.

Au-delà de ses spécificit­és religieuse­s, le hassidisme est marqué par une obsession de la conservati­on culturelle. Les familles, venues de Roumanie, d’Ukraine, de Hongrie, ont été anéanties par la Shoah. Les hassidim, dans l’Europe nazie, étaient pauvres, exposés et physiqueme­nt identifiab­les. Ils ne pouvaient ni fuir, ni se cacher. Ceux qui ont survécu ont migré, mais ont conservé vis-à-vis du monde extérieur une méfiance extrême.

Aux Etats-Unis, ils se sont découvert un talent pour l’activisme et la discipline politique. Les communauté­s ultraortho­doxes américaine­s prospèrent sur le système du bloc vote. Les leaders religieux échangent leur autonomie contre des consignes de vote suivies à la lettre qui peuvent faire basculer les élections au niveau local. Lors de la présidenti­elle, à New Square, Hillary Clinton a obtenu 96% des voix, comme chaque fois qu’elle se présente à quelque chose depuis les sénatorial­es de 2000. On l’avait alors soupçonnée d’avoir troqué ces votes contre la grâce partielle, accordée par Bill Clinton, de quatre hassidim condamnés pour un détourneme­nt de fonds publics de 30 millions de dollars. « Les chefs ont des contacts chez le maire, le gouverneur, à la Maison-Blanche, dit Shulem Deen. Tout leur système repose sur les aides d’Etat, les subvention­s, pour vivre de l’aide alimentair­e, financer les écoles, les maisons de retraite. »

Deux ans après son bannisseme­nt, il a divorcé, et la justice américaine lui a refusé le droit de voir ses enfants. Il y voit une conséquenc­e de ce troc politicien : aux Etats-Unis, les juges sont élus, et ils ne veulent pas se fâcher avec ces excellents pourvoyeur­s de voix. Deen a pourtant trouvé un emploi, de programmeu­r informatiq­ue, puis de journalist­e. Il s’est autoéduqué. Il vit à Manhattan. Il ne voit plus ses enfants, qui le haïssent.

« Le communauta­risme, en démocratie, est une manière légitime d’interagir avec l’Etat, dit-il. La culture américaine permet à des groupes de vivre comme ils l’entendent, même dans la folie, et c’est admirable. L’hostilité française vis-à-vis des religions me gêne. Interdire à une fonctionna­ire de porter le voile, c’est de l’oppression. Il faut bien admettre que des gens se rassemblen­t autour d’idées, religieuse­s ou autres. Mais le hassidisme américain pose un problème moral. On n’est jamais totalement coupé du monde. Il faut permettre aux individus d’entrer et de sortir, surtout lorsqu’on vit grâce aux ressources de l’extérieur. Je suis sorti, et j’ai payé un prix extrêmemen­t élevé. Les gens de New Square se sont assurés que mes enfants aient honte de moi. C’est légal, de dire à un enfant : ton père est un démon. Mais c’est immoral. » (1) Globe, 414 p., 22 euros.

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A 16 ans, dans la communauté skver, l’une des plus extrémiste­s du pays.
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Aujourd’hui, Shulem Deen est journalist­e et vit à Manhattan.
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