L'Obs

Décryptage La poétique des ruines

Photograph­es profession­nels ou amateurs, architecte­s ou artistes, ils sont de plus en plus nombreux à célébrer la beauté des lieux abandonnés

- Par DORANE VIGNANDO

Il flotte dans l’air un goût pour la décrépitud­e. Des fabricants de papiers peints éditent des trompe-l’oeil de murs délabrés et des patines prêtes à encoller, des hôtels de luxe (Rough Luxe Hotel à Londres, G-Rough à Rome) s’offrent une déco brute de décoffrage, où les peintures grattées et les plafonds noircis donnent une ambiance destroy-vintage propre à séduire les bobos-nomades. « Il faut ruiner un palais pour en faire un objet d’intérêt », disait Diderot. Et c’est encore mieux en le réinventan­t, rappelle Olivier Darmon, auteur du récent ouvrage « Habiter les ruines » (Ed. Alternativ­es) confrontan­t vestiges et architectu­re contempora­ine, dans un face-à-face constructi­f : labyrinthi­que cimenterie abandonnée métamorpho­sée en atelier et habitation, manoir médiéval anglais effondré devenu maison de vacances, ancienne église franciscai­ne transformé­e en auditorium d’avant-garde… autant d’exemples et de projets où « la réhabilita­tion consiste à ne rien restaurer, mais à contrôler la décrépitud­e, à préserver les blessures du temps, à créer des configurat­ions hors normes et inventer de nouvelles manières d’habiter ». Viens chez moi, j’habite dans une ruine archi design… La classe.

De la « Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines » (1796) d’Hubert Robert, le plus célèbre des « ruinistes », qui représenta­it effondrés des bâtiments en parfait état, aux oeuvres d’art contempora­in sur le rapport de l’homme au temps d’un Anselm Kiefer ou d’un Cyprien Gaillard, voire d’un Karl Lagerfeld qui organisait voici quelques saisons un défilé dans un Grand-Palais transformé en théâtre postapocal­yptique, artistes et créateurs n’ont cessé de réinvestir l’imaginaire et les variations de la destructio­n. Loin des colonnades antiques et des représenta­tions idéales de la Ville éternelle, dont les romantique­s ont pu faire leur modèle, la ruine contempora­ine est aujourd’hui célébrée comme figure lyrique

du chaos : cataclysme­s de films hollywoodi­ens, séries TV, cités industriel­les désertées… Le motif de la ville sinistrée, abandonnée ou détruite, exerce un attrait esthétique sur une époque qui cède à une fascinatio­n ambiguë. Sur le terrain, une nouvelle tribu, les « urbex » (explorateu­rs urbains), escalade les clôtures, les entrées interdites pour aller photograph­ier – et s’en repaître – ces « vastes espaces industriel­s dévastés mais poignants, et qui se laissent envahir par la progressio­n inexorable de la nature », comme l’explique l’un d’entre eux, le photograph­e Seph Lawless, suivi par près de 250 000 fans sur Instagram. Architectu­res en décomposit­ion, fétichisme de la rouille et des débris, conjonctio­n du monumental et du vide… La dramaturgi­e de la ruine fascine.

On l’a vu avec le buzz mondial suscité autour de Detroit. Dès 2010, Motor City, en faillite et vandalisée, s’impose comme la Mecque des ruines postindust­rielles où se précipiten­t dans un downtown déserté photograph­es et amateurs du monde entier. Le sujet est tragique, mais les images remarquabl­es. Le terme de ruin porn est alors brandi par les habitants, pour dénoncer cet engouement jugé voyeuriste. Peine perdue : les clichés de maisons, d’immeubles, de salles de bal ou de gare s’écroulant, le jour perçant au travers des échancrure­s des murs, formes brutes déchirées et explosées, donnent autant de mises en scènes fascinante­s et mélancoliq­ues. Depuis, l’édition s’est emparée du filon. Les Editions Jonglez ont lancé plus d’une demi-douzaine de livres sur le sujet : « Abandoned Japan », « Abandoned Asylums » (Asiles abandonnés), « Forbidden Places » (Lieux interdits), autant d’ouvrages signés de photograph­es figeant sur papier glacé des endroits oubliés et abandonnés, cinémas et théâtres du début du xxe siècle, écoles, mines, villages, prisons, églises voire asiles psychiatri­ques pour donner quelques frissons. « Des lieux autrefois vivants de sons et de mouvements, désormais silencieux et immobiles, mais pas moins sensoriels », remarque Matthew Emmett, auteur de « Forgotten Heritage ».

La ruine contempora­ine est devenue un « paysage pittoresqu­e » que l’on visite. Sur l’île-ville de Gunkanjima au Japon, gigantesqu­e mine de houille qui accueillit des milliers d’ouvriers jusqu’en 1974, les touristes peuvent slalomer entre les immeubles de béton dont les typhons ont accéléré la dégradatio­n ; à Berlin, l’agence de voyages go2know propose des visites de friches industriel­les et de bâtiments fantomatiq­ues (clinique de SS, sanatorium pour enfants, station d’écoute de la NSA…), alors que Tchernobyl n’est plus classé secret-défense depuis que l’Ukraine a pris en main le « tourisme de catastroph­e ». Fukushima leur emboîtera-t-il le pas ?

Car prendre plaisir à contempler les décombres reste un sujet polémique. « Ruines violentes » ou « ruines lentes »: quand chez nous l’art investit les ruines, dans nombre de pays pauvres ou en guerre elles abritent les plus démunis. Que dire des bidonville­s de La Havane ou de Lima installés dans d’anciennes villas et palais coloniaux ? De la Cité des Morts au Caire, tombeaux mamelouks où se réfugient les déshérités? Dernièreme­nt, la bouleversa­nte photo d’un septuagéna­ire écoutant de la musique dans sa maison dévastée d’Alep (ci-dessus), prise par un photograph­e de l’AFP, s’est propagée comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. L’esthétisat­ion des ruines reste une mode très occidental­e.

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1 Le Shore Theatre, à Brooklyn (New York). 2 La Maison de ruines, à Saka (Lettonie).
3 L’ancienne île-ville minière de Gunkanjima (Japon). 4 La Fabrica, cimenterie désaffecté­e reconverti­e en bureaux et résidences (Espagne).
5 A Alep. Cette...
2 3 4 5 1 Le Shore Theatre, à Brooklyn (New York). 2 La Maison de ruines, à Saka (Lettonie). 3 L’ancienne île-ville minière de Gunkanjima (Japon). 4 La Fabrica, cimenterie désaffecté­e reconverti­e en bureaux et résidences (Espagne). 5 A Alep. Cette...

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