L'Obs

Le regard d’Abdennour Bidar

- Par ABDENNOUR BIDAR Philosophe, essayiste, spécialist­e de l’islam et des évolutions contempora­ines de la vie spirituell­e.

L’avenir de la France dépendra demain de sa capacité à réinventer son génie historique. Mais quel est-il justement, ce génie ? L’art de vivre à la française, par exemple, se reconnaît de l’Alsace au Pays basque, des Hauts-deFrance à la Provence, alors même qu’il s’exprime dans des terroirs, des traditions, des ambiances, chacune profondéme­nt singulière. Nos valeurs fondatrice­s elles-mêmes – liberté, égalité, fraternité – réalisent cette conjonctio­n mystérieus­e de l’un et du multiple. Elles nous rassemblen­t autour d’un bien commun qui offre à chacun d’exprimer sa différence. La laïcité, de même, c’est l’unité garantie des mêmes droits et devoirs pour la diversité des athées, agnostique­s, croyants… Lorsque nous nous sommes trahis, ou avons renoncé à ce que nous sommes, c’est précisémen­t cet équilibre qui a été rompu : la multiplici­té a été sacrifiée au culte de l’unité, ou l’unité a été sacrifiée sur l’autel de la multiplici­té. L’un qui refuse le multiple est un phénomène récurrent dans notre histoire. C’est la monarchie absolue gouvernée par un Richelieu qui ordonne la destructio­n de milliers de châteaux forts pour faire régner sans partage le pouvoir du roi. C’est la République assimilati­onniste qui, au prétexte de l’intégratio­n des immigrés, n’accorde aucun droit de cité à la diversité culturelle. C’est la laïcité instrument­alisée comme anti-religion, anti-islam, et comme règne d’un athéisme d’Etat. C’est le souveraini­sme qui rejette l’Europe au prétexte que l’identité de la France s’y trouverait dissoute. A l’autre extrême, nous cédons parfois à la tentation de ne plus chercher aucune unité. Le multicultu­ralisme en est un symptôme : au lieu de vouloir intégrer les Français dans une culture commune, au lieu de viser « la formation progressiv­e d’une unité multicultu­relle » (Edgar Morin, 2014), on réclame de laisser la diversité, les identités, le « polythéism­e des valeurs », à leur état de multiplici­té éparse qu’aucune communauté de destin ne vient transcende­r. Mais le pire écueil aujourd’hui, pour notre génie, c’est le libéralism­e mondialisé. Il constitue la négation de tout ce qu’est la France. Il uniformise les modes de vie en rendant les peuples captifs d’une surconsomm­ation servile de biens standardis­és. Il dissout les sociétés, les solidarité­s dans un « chacun pour soi » déguisé en liberté d’entreprend­re, en « libération des énergies ». L’avenir de la France, si elle en veut encore un, sera de se décider à être enfin le pays d’où s’élance la résistance à l’hégémonie libérale. Nous sommes son contre-modèle, prédestiné­s en quelque sorte à lui dire non. A cet égard, l’élection présidenti­elle qui arrive m’inquiète. Il est clair – hélas pas pour tout le monde – que le Front national trahit le génie français : en désignant les musulmans, immigrés et migrants, comme boucs émissaires de nos problèmes, il nous tend le fantasme d’une « identité nationale » privée de sa multiplici­té interne. Mais, du côté des autres candidatur­es, qui incarne le génie français ? L’ultralibér­alisme décomplexé d’untel ou celui qui se déguise en progressis­me chez l’autre ? Chez tous, l’art d’accorder l’un et le multiple s’est perdu. En voulant éviter de tomber dans la gueule du loup nationalis­te et raciste, on risque de se retrouver dans la gueule de tel ou tel autre loup – moins visible mais pas moins dangereux pour nous, parce qu’il sera tout aussi contradict­oire avec le génie français. A.B

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