L’humeur de Jérôme Garcin
Dumoins a-t-on appris, avec cette campagne présidentielle, que le pire était toujours sûr. Et qu’il suffisait d’un rien pour que des héros deviennent des escrocs et de preux chevaliers, des brigands de grand chemin. Ce glissement progressif, dans nos sociétés, de la générosité à la cupidité, de l’altruisme à l’égotisme, de la majesté à la vulgarité, de la délicatesse à la bassesse, de la bonté à la cruauté, un écrivain d’ordinaire bienveillant le décrit dans un livre très malaisant. « Inhumaines », de Philippe Claudel (Stock, 16,50 euros), cette galerie de monstres, est la liste de nos dégoûts. L’auteur mélancolique des « Ames grises » et de « l’Arbre du pays Toraja » déplace le curseur des moeurs contemporaines jusqu’à l’absurde pour démontrer, en inversant l’échelle des valeurs, que les loups sont entrés dans nos vies. Ici, les plaisanciers fortunés s’amusent à faire chavirer, en Méditerranée, des embarcations de migrants. Après les avoir tatoués et habillés d’un pyjama rayé, le gouvernement parque les pauvres dans des stades. Les cadres d’entreprise rivalisent d’ingéniosité pour provoquer des accidents sur les autoroutes en jetant, depuis les ponts, des projectiles – Caddie, sans-papiers, collègue suicidaire – sur les voitures. Les galeristes des beaux quartiers vendent, l’hiver, des cadavres de SDF congelés au prix fort : 200 000 euros. J’oubliais : les enfants mangent leurs parents, des poissons sont élevés pour la fellation et un mari offre à son épouse, pour Noël, trois hommes noirs, « un pour chaque orifice », précise Philippe Claudel, qu’on n’a jamais connu si trivial, salace, méchant et désillusionné. Même son style, jusqu’alors riche en adjectifs et orné de métaphores, il l’a abandonné pour des phrases brèves, nominales, asséchées, seules capables, selon lui, de stigmatiser l’inhumanité qui gagne. L’académicien Goncourt se fait hara-kiri ; l’auteur de « Parfums » patauge dans le purin ; le cinéaste de « Tous les soleils » donne dans le gore avec une caméra empruntée à « Groland ». « J’ai choisi, explique-t-il, d’exagérer le vrai pour en saisir l’atroce. » C’est réussi. Son livre est débectant. Pas pour ce qu’il raconte, mais pour ce qu’il augure. Car, après tout, sa version du transhumanisme, du contrôle des naissances, de la réduction de la fracture sociale ou de l’e-commerce est-elle vraiment si improbable à l’époque où un président désaxé compte ériger un mur de 1 600 kilomètres à la frontière américanomexicaine ? Je vous le demande.