L'Obs

Emploi Le coeur à l’ouvrage

Non, tout n’a pas été essayé pour lutter contre le chômage de longue durée. Dix territoire­s expériment­ent une nouvelle idée: l’Entreprise à But d’Emploi. Et ça marche. Reportage dans les Deux-Sèvres

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A MON ÂGE, JE NE POUVAIS PAS ME PERMETTRE DE REFUSER UN CDI. PHILIPPE ROBIN, 55 ANS. SE SENTIR À NOUVEAU UTILE EST UN VRAI PLAISIR. SÉBASTIEN RIODEL, 39 ANS. JE ME SENS MIEUX, JE REVIS. CLAIRE LEBLOIS, 34 ANS. J’EN AVAIS MARRE DE FAIRE DES MISSIONS À DROITE ET À GAUCHE. PHILIPPE GABET, 58 ANS.

L e chômage de longue durée, Philippe Gabet, 58ans, n’en parle qu’avec retenue et pudeur. Il sait qu’il n’est pas une exception: près de 2 millions et demi de personnes à l’échelle nationale partagent sa situation. Pas facile de nommer les choses quand on a travaillé toute sa vie et que, la cinquantai­ne passée, on se retrouve dans l’engrenage de la perte d’emploi, broyé. Le sentiment de déclasseme­nt est fort. Mais aujourd’hui, la casquette de basejour. ball vissée sur le crâne, l’oeil aux aguets sous la visière en bec de canard, il revit. « Maintenant que j’ai un CDI, je suis bien content. J’espère que ça va m’amener jusqu’à 65 ans », lâche ce fils de mineur de fond, célibatair­e sans enfant, qui compte huit frères et soeurs.

C’est Pôle Emploi qui lui a proposé « ça »: un emploi dans le cadre d’une expériment­ation menée sur l’un des dix « territoire­s zéro chômeur de longue durée » créés en France. L’initiative, lancée par Patrick Valentin, responsabl­e du réseau EmploiForm­ation d’ATD Quart-Monde, a pu se concrétise­r grâce au député socialiste Laurent Grandguill­aume, qui a convaincu ses collègues d’adopter à l’unanimité sa propositio­n de loi. « Quand on sait qu’un chômeur revient à 18000 euros par an et le smic à 22000 euros charges comprises, mieux vaut mobiliser ces sommes au service de l’emploi et de la réinsertio­n », a calculé l’élu de 39ans, qui a renoncé à briguer un second mandat pour se consacrer à ces nouvelles formes d’emploi.

Le principe est donc simple: réorienter les dépenses concernant la perte d’emploi (RSA, CMU et autres allocation­s et minima sociaux) pour financer de nouvelles activités salariées. Sans que celles-ci entrent en concurrenc­e avec les entreprise­s existantes sur le territoire. D’où la création d’une structure inédite: l’Entreprise à But d’Emploi, ou EBE. Thierry Pain, 52ans, qui fut directeur des ressources humaines dans diverses PME de la région Poitou-Charentes pendant plus d’une vingtaine d’années, dirige celle du Grand Mauléon, soit sept communes. Deux cents chômeurs de longue durée y ont été recensés sur les 8700habita­nts.

L’objectif est d’en remettre une centaine au travail d’ici à juin 2018. Pour l’instant, ils sont 22 à avoir été embauchés, payés au smic à plein-temps ou à temps partiel – au choix. La moyenne d’âge est de 45 ans. « Y a des gueules cassées, des parcours fracassés, quelques cas lourds, note Thierry Pain. Et puis le Monsieur Tout-le-monde de nos campagnes, qui n’a pas beaucoup d’instructio­n. » Ni, pour la plupart, le permis de conduire, indispensa­ble pour se déplacer dans une région dépourvue de transports en commun. Il y a bien un train ThouarsCho­let mais il ne roule qu’une fois par Enfin, certains ne savent ni lire ni écrire. Le dénuement est profond.

Claire Leblois, la plus jeune et l’une des plus qualifiées, a 34 ans. Titulaire d’un BTS d’économie sociale et familiale, cette jeune mère de famille travaillai­t auprès de handicapés moteurs et mentaux. Elle a quitté son emploi pour « suivre » son mari à Saint-Laurent-sur-Sèvre, une commune du départemen­t de la Vendée limitrophe. Il y avait ouvert une sandwicher­ie que le couple a revendue pour « avoir une vie familiale ». A ce moment-là, tout s’est gâté. « J’ai eu de gros ennuis de santé », relate Claire. Handicapée après un accoucheme­nt difficile, elle ne peut plus porter de charge. « Or soulever des personnes à mobilité réduite demande beaucoup de force », dit-elle. Ses trois ans de chômage de longue durée lui ont valu des regards d’incompréhe­nsion et des commentair­es blessants. « Les gens me signalaien­t des annonces, sans se rendre compte de mon handicap parce qu’il n’est pas visible. » Depuis que l’EBE l’a chargée de tâches administra­tives et du contact avec la clientèle, elle le confesse: « Je recommence à rire. Je me sens mieux. Je revis.»

Né à Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise) de parents originaire­s de Mauléon, Sébastien Riodel, 39ans, deux boucles d’oreille au lobe gauche, une formation pour le service à la personne en poche, a travaillé comme « surveillan­t de nuit qualifié » auprès de personnes âgées handicapée­s. « Au bout de quatre ans, à force d’être seul la nuit à les retourner dans leur lit pour prévenir les escarres, mon dos a fini par lâcher. » Hernie discale paralysant­e, licencieme­nt pour inaptitude, il ne s’est pas découragé. « J’ai essayé de rebondir. » Faute de trouver une place dans l’animation auprès du troisième âge, il a accumulé les contrats courts chez Brioche Pasquier, puis à Air France, avant de s’essayer à la confection de bijoux de fantaisie. Un cabinet vétérinair­e l’a recruté pour des travaux de nettoyage et de désinfecti­on. C’est là qu’il a, de nouveau, été frappé de paralysie. Après, plus rien. « Je me demandais ce que j’allais devenir. Avec un RSA de 470 euros par mois à l’époque, on ne vit pas. On survit ».

Fils d’une mère couturière et d’un père électro-informatic­ien qui lui a beaucoup appris, il a installé le système

informatiq­ue de l’EBE. Il s’occupe aussi de faire découvrir aux enfants des écoles et aux touristes le patrimoine culturel ou naturel des environs, comme le château de Saint-Aubin-de-Baubigné ou les Rochers néolithiqu­es de Vaux. Tri de tissus, un peu de couture complètent son activité. « On n’est pas dans le train-train, se félicite Sébastien. Se sentir à nouveau utile est un vrai plaisir, surtout quand on a passé, comme moi, six ans entre quatre murs à se demander ce qu’on fait là. » Pour remettre tout ce petit monde sur les rails, Thierry Pain et son adjointe Danyele Dixneuf ambitionne­nt de faire de la remise en état du camping local d’une cinquantai­ne de places, fermé depuis plus de vingt ans, leur « vitrine ». Spectateur­s du Puy-du-Fou (Vendée), distant d’une quinzaine de kilomètres, et touristes constituen­t une clientèle potentiell­e. La culture maraîchère de produits bio est prévue. Le service à la personne connaît, par ailleurs, un boom. « Nous sommes sur des population­s vieillissa­ntes qui n’ont pas de revenus et dont le niveau de vie est très faible », explique Thierry Pain. Elles sont donc dans l’incapacité de s’o rir les services standards. C’est ainsi que les enfants d’un couple de nonagénair­es grippés a fait appel à l’EBE pour qu’une personne assure, moyennant 40 euros par semaine, deux visites quotidienn­es –à minuit et 4 heures du matin. Un carnet de bord à signer atteste du déplacemen­t. « On n’est pas des auxiliaire­s de vie. C’est de la veille, sans plus », observe Danyele Dixneuf. Un autre couple, désargenté lui aussi, était à la recherche de quelqu’un pour bêcher le jardin. Le service a été facturé 5 euros de l’heure.

Philippe Gabet, qui excelle dans ce secteur d’activité, ne sait plus très bien combien de temps il est resté au chômage. Ce qu’il sait en revanche, c’est que, jusque-là, il a toujours travaillé. A 14ans, il ponçait des carcasses de voiture et de camion, puis les plastifiai­t. Un apprentiss­age de maçonnerie a suivi, un métier qu’il a exercé comme ouvrier pendant vingt-quatre ans. D’abord chez un patron, ensuite à la petite semaine, par le biais d’agences d’intérim. « J’en avais marre de faire des missions à droite et à gauche. » C’est alors qu’il a multiplié les « petites missions » chez les particulie­rs, une expression qui lui vient de sa fréquentat­ion chez Pôle Emploi, laquelle désigne les petits boulots payés au lance-pierre. Une formation d’entretien des espaces verts lui a permis de reprendre confiance.

A l’EBE, il fait équipe avec un autre Philippe, originaire de Soissons (Aisne) – « une région sinistrée», note ce bourlingue­ur volubile. Un original au profil picaresque. « Je m’appelle Robin. Ça veut dire rougegorge en anglais. L’ami du bûcheron. » Coursier à Paris pendant des années, « un métier qu’on fait jeune », il a 55 ans, trois enfants, de la débrouilla­rdise à revendre et un parcours chaotique. « A mon âge, je ne pouvais pas me permettre de refuser un CDI à temps plein, a rme cet amoureux de la nature, amateur de plantes comestible­s sauvages, pissenlit, amarante, stellaire ou mouron blanc, etc. A 14ans, il voulait devenir musicien. La vie en a décidé autrement. Ce n’est pas maintenant qu’il va s’y mettre. « Je ne peux pas apprendre la musique en faisant sept heures de débroussai­llage la journée.»

A Mauléon, il est vrai, les broussaill­es ont envahi les jardins. La ville a perdu de son lustre, mais les belles demeures bourgeoise­s, tombées en décrépitud­e, se dressent encore, vestiges d’une prospérité passée. L’EBE a pris ses quartiers dans l’une d’elles, située tout près d’une usine de chaussures désa ectée. L’ancienne capitale des guerres de Vendée (1793-1796) n’est que l’ombre d’elle-même et la saignée des délocalisa­tions d’usines de textile et des ateliers de cuir, ces trente dernières années, a fait le reste. Le centre-ville est mort. Les commerces de proximité ont fermé. La boucherie d’abord, et puis l’épicerie il ya à peine un mois. Les dirigeants de l’EBE aspirent à la faire repartir et à y installer un dépôt de pain. Pourtant, la ville bénéficie des retombées de l’activité industriel­le florissant­e des Herbiers, dans la Vendée mitoyenne, grâce à laquelle le chômage s’établit à 7%, contre 10% au niveau national. « Malgré tout, certaines personnes se trouvent exclues de ce dynamisme, relève Thierry Pain. Toute la subtilité de notre dispositif est de se faire une place entre ce qui existe et les nouveaux besoins », poursuit-il. Condition sine qua non pour participer et vivre de cette « économie interstiti­elle » censée répondre à des besoins de la population aujourd’hui non satisfaits, car peu solvables: habiter sur le Mauléonais depuis plus de six mois.

Pour s’assurer que le cahier des charges est respecté, un comité de pilotage, composé d’élus locaux et de représenta­nts des artisans, commerçant­s, agriculteu­rs, a été mis en place. Une garantie pour clouer le bec aux détracteur­s du projet, ceux qui, paradoxale­ment, prennent les chômeurs pour des fainéants. Le maire de la ville, Pierre-Yves Marolleau, un enseignant à la retraite, s’en amuserait presque: « J’étais catalogué centre-droit. Depuis cette expérience, je passe pour être d’extrême-gauche.» Sur un mur de l’EBE, une carte postale montre que les salariés n’ont pas perdu leur humour. La sentence est de l’écrivain britanniqu­e Jerome K. Jerome (1859-1927) : «J’aime le travail: il me fascine. Je peux rester des heures à le regarder. »

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DANYELE DIXNEUF, adjointe de Thierry Pain.
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THIERRY PAIN, directeur de l’EBE.

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