L'Obs

Les deux Adèle

Dans “ORPHELINE”, d’Arnaud des Pallières, Adèle HAENEL et Adèle EXARCHOPOU­LOS jouent, à deux âges de sa vie, une seule et même FEMME, en butte à la violence des hommes. Entretien croisé

- NICOLAS SCHALLER Propos recueillis par

« ORPHELINE », par Arnaud des Pallières (en salles).

L’une vous serre la main, rue dans les brancards et intellectu­alise chacune de vos questions, exalte ses conviction­s politiques avant de s’excuser de s’être emportée. L’autre fait la bise, tutoie d’emblée et répond instinctiv­ement en déplorant de « parler mal ». Adèle Haenel et Adèle Exarchopou­los ont des caractères bien trempés, qui ne sont pas de la même eau. Les titres de leurs films les résument bien. « Les Diables », « les Combattant­s », « les Ogres » pour Haenel. « Qui vive », « les Anarchiste­s », « Eperdument » pour Exarchopou­los. Dans « Orpheline », fougueux et électrique portrait de femme, Haenel interprète Renée, et Exarchopou­los, Sandra. En fait, un unique personnage que le film

nous raconte à quatre âges et avec quatre comédienne­s différente­s. Qu’est-ce qui a motivé votre choix de tourner « Orpheline »? Adèle Haenel. Déjà, cette idée de prendre quatre actrices pour le même rôle. Cela en dit long sur la façon dont on se représente quelqu’un, sous différents visages. Ce n’est pas tant le sujet du film que le regard qui m’intéresse. D’ailleurs, les films à sujet sont souvent les plus chiants parce que traités de manière ultraclass­ique, sans invention. Adèle Exarchopou­los. Le regard d’Arnaud [des Pallières, NDLR] se ressentait fortement à la lecture du scénario. Pour lui, à chaque âge correspond une recherche d’identité. Par nos actes et nos erreurs, on évolue et on devient quelqu’un d’autre. Savoir qu’Adèle et Solène [Rigot] étaient de l’aventure ajoutait à l’excitation, même si on n’a pas tourné ensemble. Et puis c’est toujours agréable de jouer des choses loin de soi. Sandra ne me ressemble pas, mais je la comprends : sa manière de consommer les hommes et le danger, sa complexité. Laquelle de vous deux est arrivée sur le film en premier? A. H. Quand Arnaud m’a appelée, j’ai dit oui, mais je ne savais pas pour quel rôle. Derrière, il a appelé Adèle… A. E. … pour jouer Sandra. Je ne savais pas que tu avais hésité entre les deux rôles. A. H. Au final, Renée, la plus âgée, m’allait très bien. C’est difficile d’interpréte­r un personnage plus jeune que soi : on a tendance à surjouer la naïveté alors que c’est notre lucidité qui est différente. D’autre part, moi qui suis réputée pour gueuler, ces derniers temps, je sens que je mute un peu. Ça me plaisait d’aborder un registre plus apaisé, ce à quoi j’aspire : renvoyer moins de violence, être capable d’écouter les gens… La maturité? A. H. C’est un terme pour « Version Femina », ça! Arnaud des Pallières vous a-t-il donné des repères pour trouver une unité au personnage? A. E. Non. Il voulait que ce soit naturel, que les caractères soient différents. Il m’a même simplifié la vie en me disant : « Arrête de te prendre la tête. Concentre-toi sur ta partie. Ton scénario, c’est Sandra. Ne calcule pas Renée, ne calcule pas les autres. » A. H. Je n’ai pas vu non plus ce qu’avait tourné Adèle. On parle toujours de l’aspect psychologi­que. Le mot « logique » là-dedans m’échappe. La psychologi­e, souvent, assèche les personnage­s. Je trouve bizarre de dire « je suis devenue telle personne parce que j’ai vécu ça dans mon enfance ». C’est un biais pour construire les personnage­s ou diriger les acteurs qui m’agace un peu. Et une logique qui, pour moi, s’apparente à une folie collective. Personnell­ement, entre ce que je suis, ce que j’ai envie d’être et ce que je dis que je suis, c’est un millefeuil­le. Pourquoi doit-il en être autrement dans la fiction? Ce principe qui consiste à faire jouer le même personnage par plusieurs acteurs était aussi au centre du récent « Moonlight », oscar du meilleur film. Vous l’avez vu? A. E. J’ai adoré. Je ne saurais pas forcément expliquer pourquoi. La poésie ? La pudeur ? C’est un film que je trouve intelligen­t. Voir un Noir sublime pour lequel je pourrais avoir de l’attirance ne pas obéir au cliché de l’homosexuel et arriver dans un bar où il a rendez-vous avec un Chilien sur fond de country… Enfin un réalisateu­r qui ne s’est pas dit « les gens ne vont pas y croire ». On y croit parce que c’est la vie. A. H. J’ai aussi beaucoup aimé « Moonlight » : un personnage qui dit à un autre qu’il ne l’abandonner­a jamais, déjà, ça me bouleverse. Et le film ne tombe pas dans les écueils de son sujet. D’habitude, dealer égale macho. Là, non.

“JE SUIS FÉMINISTE COMME JE SUIS ANTIRACIST­E” (ADÈLE H.)

« Orpheline » est-il un film féministe? A. H. Evidemment. Parce qu’il ne s’inscrit pas dans l’ordre des choses. Je suis féministe comme je suis antiracist­e, dans le sens où je ne supporte pas qu’on me dicte ce que je dois être. Quand on ne marche pas

dans les clous, on s’en rend très vite compte. N’importe qui dans la rue se permet de te le faire remarquer. La violence du monde en marche n’a pas besoin de se dire, elle est là. On exige de nous que l’on soit transparen­ts, clairs, limpides. J’ai l’impression que ça crée beaucoup de malheur. A. E. On dirait que tu vas casser des gueules ! Vous sentez un décalage entre l’image que vous renvoyez et ce que vous avez le sentiment d’être? A. E. On en rigole souvent avec mes amies. Non, je ne me réveille pas le matin avec la tête que j’ai sur la couverture de « Madame Figaro », ni la même haleine. Et, bien sûr, je fais attention à ce que je dis. Quoique pas tant que ça. J’aime l’imperfecti­on, les gens qui ne se censurent pas. Je kiffe les mecs libres comme Depardieu, même dans ses erreurs. Parce que, justement, il se permet d’en faire. Je trouve cool de dire « je suis un homme, je me trompe comme tout le monde et je vous emmerde ». Vous êtes arrivées dans le cinéma très jeunes. Vous, Adèle Haenel, à 12 ans dans « les Diables », de Christophe Ruggia. Vous, Adèle Exarchopou­los, à 14 ans, dans « Boxes », de Jane Birkin. C’était une vocation, ou l’envie d’être actrice est-elle arrivée plus tard? A. E. Ce premier film, c’était un hasard. Je prenais des cours d’impro, j’ai passé un casting, j’ai eu la chance de l’avoir. Je ne savais même pas ce qu’était un tournage. Pour moi, on criait « action! » et on jouait tout d’une traite... L’envie d’en faire mon métier est venue dès les premiers films. Après, j’ai compris que c’était plus compliqué que ça, qu’il fallait trouver un agent, que ça pouvait être une galère… Je me demandais si j’allais pouvoir conserver le désir, garder la patate. A. H. J’ai commencé le théâtre à 5 ans, j’ai tourné mon premier film à 12 et je me suis dit que c’était ce que je voulais faire. Le théâtre était une passion. Mes parents en avaient ras le bol de moi et ils m’ont fichu dans un cours. C’est le seul truc qui m’a calmée. Comme dit Nina dans « la Mouette » de Tchekhov, « quand je pense à ma vocation, je n’ai plus peur de la vie ». Vous sentez-vous cantonnées dans un certain type de rôles? A. E. Non, mais aux scènes de nu, oui. C’est fou que les gens ne soient pas lassés de m’en proposer. Après, tout dépend du regard du cinéaste. A. H. Je ne lis pas tous les scénarios qu’on me propose, mais je n’ai vraiment pas l’impression de faire toujours la même chose. Flotte l’idée que les beaux rôles féminins sont rares… A. H. Une idée qui flotte !? Vous pensez que ce n’est pas vrai? Le cinéma est le reflet de la société, il est extrêmemen­t macho. Il suffit de voir les films où vont les gros sous : la fille est souvent là pour soigner le garçon, qui, lui, a l’air d’avoir une âme. J’essaie que ce ne soit pas le cas dans ceux que je tourne. C’est une ligne morale. Mitchum disait qu’un acteur, c’est moins qu’un homme, et une actrice, plus qu’une femme. A. H. Qui ça ? Robert Mitchum. A. E. J’avais compris Michou! A. H. Je ne comprends pas cette phrase. J’aimerais bien que vous me l’expliquiez. Ilyadivers­esmanières­del’interpréte­r. Par exemple, que le narcissism­e du métier d’acteur n’a pas le même effet selon que l’on est un homme ou une femme. A. H. Ça m’a l’air fumeux, ça. Cette phrase m’énerve. Cela voudrait dire qu’il y a les hommes, les femmes et rien d’autre. Et les trans, on s’en fout? C’est une vision très ancienne des choses. Le mec a certaineme­nt voulu faire un bon mot. J’en ai marre de ces gens qui parlent comme si Dieu s’exprimait à travers eux.

“QUAND ON ALLUME SA TÉLÉ ET QU’ON TOMBE SUR ZEMMOUR…” (ADÈLE E.)

Pour qui allez-vous voter à la présidenti­elle? A. E. Je vais voter par défaut, pour celui que j’aurai le moins l’impression de subir. Bref, je vais voter contre, chose récurrente. Je trouve dommage ce que la presse montre de cette campagne, tous ces discours de division dans les médias. On reproche souvent à notre génération de ne pas être investie ou de s’exprimer par la violence. On n’est pas débiles, mais lorsqu’on allume sa télé et qu’on tombe sur Eric Zemmour… Ce ne sont pas des messages qu’on a envie d’entendre. A. H. La dernière fois que j’ai regardé le JT, j’ai mangé une boîte de Xanax. Je lis Mediapart, mais je n’allume plus la télé. C’est trop dur. Après, je ne sais pas pour qui je vais voter, et ça m’emmerde. J’ai toujours été très républicai­ne, j’ai tenu des bureaux de vote, mais je commence très sincèremen­t à douter de l’efficacité d’une politique au sein de l’Union européenne. Il suffit de voir la politique culturelle : parce qu’elle est constituti­onnalisée, donc hors du débat populaire, elle a vu ses leviers budgétaire­s et financiers réduits. La question n’est pas de détruire l’Europe mais de remettre en question ses fondements. Et je ne parle même pas du renflement populiste, qui me paraît hyper-dangereux. Autant il est terrifiant d’imaginer le monde gouverné par l’extrême droite, autant je ne supporte pas le chantage de ceux qui disent « il faut voter pour nous, sinon vous allez avoir les fachos au pouvoir ». Si on accepte le champ des possibles définis par nos adversaire­s, on est déjà morts. La politique, justement, commence du moment où l’on ne postule pas à la même chose. Donc, oui, je vais aller voter, et ce ne sera pas pour Fillon. Vous êtes plutôt Adèle H., Adèle BlancSec ou la chanteuse Adele? A. E. Adèle Blanc-Sec, c’est un petit mythe de conte ? A. H. Une héroïne de BD. A. E. Je ne la connais pas. Adèle H., je ne sais pas non plus qui c’est. On m’a fait cette blague toute mon enfance, donc je ne veux même pas le savoir! Du coup, je vais dire la chanteuse Adele. J’adore ce qu’elle fait. Et j’aime quand les rondeurs deviennent à la mode. A. H. Moi, Adèle Blanc-Sec. Pour la bande dessinée de Tardi, que je trouve très drôle. Et j’adore le personnage parce qu’elle est hyper-flegmatiqu­e. J’aimerais bien être comme elle, mais je ne crois pas être très flegmatiqu­e.

 ??  ?? ADÈLE HAENEL ADÈLE EXARCHOPOU­LOS est née en 1993 à Paris. Elle s’est vue récompensé­e du césar du meilleur espoir féminin et de la palme d’or, partagée avec sa partenaire Léa Seydoux et avec le réalisateu­r, Abdellatif Kechiche, pour « la Vie d’Adèle »...
ADÈLE HAENEL ADÈLE EXARCHOPOU­LOS est née en 1993 à Paris. Elle s’est vue récompensé­e du césar du meilleur espoir féminin et de la palme d’or, partagée avec sa partenaire Léa Seydoux et avec le réalisateu­r, Abdellatif Kechiche, pour « la Vie d’Adèle »...
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 ??  ?? Adèle Haenel et Adèle Exarchopou­los, un même prénom, une même génération d’actrices, et des débuts sous le signe du hasard.
Adèle Haenel et Adèle Exarchopou­los, un même prénom, une même génération d’actrices, et des débuts sous le signe du hasard.

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