L'Obs

Canada Cry

Avec “Sincerely, Future Pollution”, le groupe TIMBER TIMBRE annonce la fin du monde. Rencontre avec son chanteur, Taylor Kirk

- Par GRÉGOIRE LEMÉNAGER SINCERELY, FUTURE POLLUTION, par TIMBER TIMBRE (City Slang). Sortie le 7 avril.

Au milieu des années 2000, Taylor Kirk a fait ce que toute personne sensée devrait faire une fois dans sa vie pour se préparer à la fin du monde. Il a pris sa guitare, et est allé s’enfermer dans une cabane, quelque part dans une forêt située au nord de Toronto. Il y a enregistré un petit disque assez rustique qui sent bon la déprime en pente douce et la résine de cèdre (le disque s’appelle « Cedar Shakes »). L’album était autoprodui­t et signé Timber Timbre (« le son du bois »). Pas grand monde ne l’a écouté, mais son auteur y a gagné une réputation de taiseux méditatif, de chaman canadien hanté par les fantômes de l’Amérique profonde.

Une douzaine d’années plus tard, après avoir sonné à un interphone au nom de Jim Morrison, on rencontre Taylor Kirk dans un petit appartemen­t parisien. C’est un garçon dégarni, à la fois tatoué et comme intimidé. Pourtant, Timber Timbre est clairement sorti du bois depuis ses débuts. Avec l’album hypnotique qui portait son nom en 2009, c’est devenu un trio qu’on compare volontiers, pour son romantisme tourmenté et subtilemen­t halluciné, à Nick Cave, à Tinderstic­ks et aux cauchemars cotonneux filmés par David Lynch. Lou Doillon ne s’y est pas trompée au moment de mettre en boîte son album « Lay Low » (2015). « Elle est venue à Montréal, raconte Kirk entre deux quintes de toux. Je lui ai dit que je n’étais pas producteur, que je pouvais juste dire si ça me plaisait ou pas. Elle a dit OK. Elle a été très généreuse avec ses chansons. On a pu les transforme­r, les tordre, les ralentir… C’était une aventure, je n’avais jamais vraiment travaillé avec quelqu’un comme ça. » Ce grand solitaire a fini par cosigner le disque.

Avec « Sincerely, Future Pollution », l’aventure continue, toujours un peu plus loin des forêts du Grand Nord. Le disque a été enregistré en France, au château de La Frette, où « il y avait une collection anormale de synthétise­urs, de compresseu­rs et de machines très amusantes ». Timber Timbre y a planté un décor urbain délabré à la « Blade Runner », peuplé de sons glaçants qui rappellent le « Post Pop Depression » d’Iggy Pop et de couplets inquiets sur les « Western Questions » qui ont envahi l’espace public. Comme si l’époque avait contaminé la musique en apesanteur de Kirk, il est ici question de mass migration, de fear généralisé­e, de desperate elections, et d’un obsédant « Sewer Blues » (« blues des égouts »). Estce parce que le chanteur, qui a grandi entouré de marais, de chevaux et des disques de rock de son père, vit désormais à Montréal ? « C’est une très belle ville, mais avec quelque chose de cassé, comme à Berlin, quelque chose que l’économie échoue à réparer. » Il y a surtout le sentiment, cultivé par « une sorte de paranoïa et un trouble bipolaire », que nous avons tous basculé dans un film d’anticipati­on : « C’est très dur pour moi de parler de politique, je ne me sens pas assez instruit. Mais on oppose beaucoup notre Premier ministre, Justin Trudeau, au nouveau président américain, et cette polarisati­on m’évoque, là aussi, un paysage de sciencefic­tion. Comme s’il y avait ‘‘the Vilain and the Hero’’. Depuis 2015, j’ai cette sensation étrange de fin de quelque chose. Comment peut-on encore vouloir être impliqué dans ce que devient le monde ? Désormais, le malheur arrive en Amérique. Et ce qui arrive en Amérique arrive à tous. »

« J’ai vu le futur, c’est le meurtre », psalmodiai­t un autre prophète canadien, qui aimait signer « Sincerely, L. Cohen ». Le chanteur de « Sincerely, Future Pollution » n’a pas oublié le jour où il a appris sa mort. « Je travaillai­s sur un enregistre­ment avec son fils. C’était particuliè­rement triste, tout le monde à Montréal se sentait proche de lui. Tout le monde savait où était sa maison. » En attendant de se réfugier dans une cabane pour affronter la fin du monde, il n’est pas interdit de voir dans Taylor Kirk un digne héritier de Leonard Cohen.

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