L'Obs

Le chalet de Colette

COLETTE ET LES SIENNES, PAR DOMINIQUE BONA, GRASSET, 430 P., 22 EUROS.

- JÉRÔME GARCIN

Il faut imaginer, car il a disparu, un chalet au bois vermoulu et couvert de vigne vierge, situé sur les hauteurs de Paris, entre le Trocadéro et la Muette, très précisémen­t au 57 de la rue Cortambert, alors boisée, feuillue, fleurie et même ronceuse. Il appartenai­t à Henry de Jouvenel, le fringant rédacteur en chef du « Matin », qui en avait fait sa garçonnièr­e. Lorsqu’il épousa Colette, en 1912, il lui donna le titre de baronne, sa double particule (Jouvenel des Ursins), une chronique dans son journal et ce « chalet du bonheur », où il recevait ses maîtresses, où elle accueiller­ait ses amies. En somme, le gynécée allait se prolonger. Tel est le point de départ du livre choral et théâtral de Dominique Bona : en août 1914, dans un Paris abandonné par les hommes partis au front (Jouvenel, alias « Sidi » ou « le pacha », va combattre à Verdun), la romancière de « l’Ingénue libertine » ouvre la porte de son chalet à trois amazones, les comédienne­s Marguerite Moreno et Musidora, ainsi que la journalist­e Annie de Pène, pour constituer une manière de phalanstèr­e féminin. A l’exception de la cadette et bientôt vamp Musi, elles ont la quarantain­e. Elles portent les cheveux bruns et courts, abusent du khôl sur leurs paupières, fument, troquent le corset contre le pantalon, se répartisse­nt les tâches ménagères – Colette dépoussièr­e, Marguerite essore, Musi cuisine, Annie fait le marché –, tricotent de concert et s’accordent tel un quartet de jazz. Toutes, comme dirait Colette, sont « affolées de travail », mais toutes ont besoin de se retrouver dans ce chalet alpin de Passy, où, pendant que la Grande Guerre leur emprunte de grands hommes, elles partagent de mêmes ambitions artistique­s. L’histoire de cette communauté élective, aussi brève et belle qu’une illusion, prit fin à l’automne 1916, lorsque le chalet rendit l’âme sous l’orage. Dominique Bona, dont on sent qu’elle eût aimé faire partie de la petite troupe, le reconstrui­t pour raconter les destins, un temps mêlés, de ces quatre affranchie­s : la mythique et indémodabl­e Colette, la mystérieus­e Musidora, muse noire des surréalist­es, la légendaire Marguerite Moreno et la totalement oubliée Annie de Pène, terrassée en 1918 par la grippe espagnole. Elles avaient en commun d’avoir du chien, du cran et du talent, d’oser tout (se mettre nues en scène, s’approcher au plus près des tranchées), d’ignorer les convenance­s bourgeoise­s, d’aimer la vie avec gourmandis­e et de mépriser la mort – Colette n’alla ni à l’enterremen­t d’Annie ni à celui de Marguerite. Colette, la reine de cette ruche bourdonnan­te dont Dominique Bona tire un savoureux miel toutes fleurs.

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Colette en 1910.

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