Proche-Orient En Israël, la grande peur du Hezbollah
Depuis son entrée en guerre au côté du régime de Damas en 2013, le parti chiite dirigé par Hassan Nasrallah a gagné une grande expérience militaire et dispose de dizaines de milliers de missiles. Les Israéliens craignent le pire
C’est cette habitante du kibboutz Hanita, tout au nord d’Israël, qui, à force d’entendre de drôles de bruits sous le sol de sa cuisine, s’est persuadée qu’« ils » sont en train de creuser un tunnel. C’est ce jeune sergent d’infanterie qui, lorsqu’il prend son tour de garde sur les pentes du mont Hermon, voit des hommes, côté libanais, observer ses moindres gestes au téléobjectif et qui fait remarquer que « ça pourrait tout aussi bien être la lunette du fusil d’un sniper ». C’est l’un des o ciers commandant la partie occidentale de la frontière avec le Liban qui qualifie son secteur de « très volatil ». Ce sont deux des principaux ministres israéliens qui menacent Beyrouth de sévères représailles en cas de tir de missiles depuis son terride toire. C’est le président de l’Etat hébreu luimême, Reuven Rivlin, qui avoue publiquement craindre une attaque du Hezbollah.
Fantasmes, fatalisme, nervosité, inquiétude : comme chaque année, au printemps, Israël spécule sur l’éventualité d’une guerre imminente avec le mouvement chiite libanais. Mais, cette fois, l’alerte est sérieuse, comme l’a montré l’accrochage survenu mi-mars après que l’aviation israélienne a frappé dans les environs de Palmyre, en Syrie, un convoi d’armes qui était destiné au Hezbollah. Depuis le début du conflit syrien, on dénombre une dizaine d’actions de ce genre, mais jamais encore la défense anti-aérienne de Damas n’avait répliqué, tirant ce jour-là un missile sol-air S-200 et obligeant l’Etat hébreu à faire usage o ciellement pour la première fois son système antimissile Arrow. Il a fallu que la Russie, le nouvel homme fort de la région, hausse le ton pour que l’incident en reste là – pour l’instant.
Un coup de semonce analysé avec inquiétude à Jérusalem, où l’on observait jusqu’à présent sans déplaisir l’a rontement entre le régime d’Assad et les forces sunnites. Après avoir réduit à néant les groupes armés palestiniens en Cisjordanie et cantonné le Hamas à son réduit de la bande de Gaza, Israël se pensait débarrassé de toute menace militaire sérieuse à ses frontières. C’était oublier l’autre gagnant de la décomposition du ProcheOrient : le Hezbollah.
Depuis son entrée en guerre au côté du régime de Damas en 2013, la milice libanaise a encaissé de lourdes pertes (de 1 500
à 2 000 tués selon les sources), provoquant l’incompréhension au sein de sa propre communauté, et s’est aliéné le monde sunnite. Mais le mouvement dirigé par le cheikh Hassan Nasrallah y a gagné une précieuse expérience militaire. Naguère spécialisées dans les coups de main façon guérilla, ses troupes constituent désormais l’épine dorsale du camp Assad, capables d’o ensives à grande échelle, comme celle ayant permis la prise d’Alep où leur rôle s’est révélé déterminant. Son déploiement sur le territoire syrien lui o re surtout une nouvelle profondeur stratégique, ainsi que la possibilité de faire jonction avec l’Iran, son donneur d’ordre, inspirateur et financier. Une source d’angoisse pour les Israéliens qui s’imaginent déjà pris en étau entre un axe chiite couvrant le Sud-Liban et la frontière syrienne. Et la proximité de la flotte de guerre iranienne qui a récemment obtenu de Bachar al-Assad l’autorisation de s’installer dans les ports méditerranéens de Tartous et Lattaquié, n’a pas de quoi les rassurer... « Israël a deux lignes rouges concernant le Hezbollah en Syrie : pas de transfert de missiles de dernière génération vers le Liban et pas d’implantation sur le plateau du Golan, explique Edan Landau, un chercheur de l’International Institute for Counter-Terrorism, un organisme israélien proche des milieux du renseignement. Mais les Russes se montrent de moins en moins enclins à permettre à Tsahal d’agir à sa guise pour les faire respecter. »
Pour comprendre comment une organisation qui ne représente qu’une partie de la modeste communauté chiite libanaise est devenue la bête noire de la puissante armée israélienne, il faut remonter à 1982. Après avoir envahi sans coup férir le pays du Cèdre pour en chasser l’OLP de Yasser Arafat, Israël se retrouve piégé dans le marigot confessionnel local. Repliée à partir de 1985 dans la « zone de sécurité », une bande large d’une dizaine de kilomètres établie en territoire libanais, tout le long de sa frontière nord, Tsahal apprend à composer avec le harcèlement inventif d’un mouvement de résistance tout juste créé – le Hezbollah. Attentats kamikazes, routes minées, attaques filmées, tirs de mortier, embuscades contre les convois s’aventurant hors des camps retranchés : une guerre sans objectifs précis et donc ingagnable par l’Etat hébreu, « qui préfigure les conflits modernes que les Occidentaux ont ensuite a rontés en Afghanistan et en Irak », selon Matti Friedman. Ce journaliste est l’auteur de « Pumpkinflowers » (Ed. Algonquin), le récit unanimement salué de son expérience de jeune conscrit dans l’une des casemates de la « zone de sécurité », juste avant que l’Etat hébreu ne s’en retire unilatéralement en 2000. « Cette période est la boîte noire de la société israélienne actuelle : claquemurée dans une forteresse pour se protéger d’un environnement hostile que ni la force ni la négociation ne ramèneront à la raison, dit-il. Le Hezbollah est le catalyseur de nos angoisses. »
Un sentiment renforcé par la guerre de l’été 2006 au cours de laquelle les Israéliens comprirent que leur supériorité militaire ne leur permettait ni d’écraser une bonne fois pour toutes le mouvement chiite ni de l’empêcher de faire tomber une pluie de roquettes sur son territoire. D’autant que le Hezbollah a largement reconstitué ses stocks et disposerait désormais de 140 000 missiles fournis par l’Iran, dont des Scud D ou le redoutable missile solmer russe Yakhont. « Israël devrait compter jusqu’à un million avant de se lancer dans une guerre au Liban », menaçait Hassan Nasrallah dans sa dernière déclaration publique, assurant être en mesure de frapper aussi bien le réacteur nucléaire de Dimona que le coeur de Tel-Aviv ou l’immense réservoir d’ammoniaque de Haïfa. Réputé pour sa maîtrise du verbe, le très sophistiqué secrétaire général du mouvement chiite parvient ainsi à instiller le doute chez son adversaire. « Il a parfaitement étudié notre démocratie et sait que son point faible, c’est la population civile. Nos dirigeants vivent toujours dans la hantise qu’en cas de conflit l’arrière ne tienne pas le coup », constate Kobi Marom, qui, lorsqu’il commandait la zone contrôlée par Tsahal au Liban, dans les années 1990, échappa à plusieurs attentats des hommes de Hassan Nasrallah. Un haut gradé du ministère de la Défense, interrogé par « l’Obs », rappelle que, depuis la seconde guerre du Liban, un calme, certes tendu, prévaut entre les deux adversaires. Et se « satisfait » de ce statu quo. « Mais il su t d’un rien pour que eux comme nous soyons pris dans l’engrenage. Pour l’instant, le Hezbollah est accaparé par la Syrie. Mais, un jour ou l’autre, il y aura forcement un troisième round de combats », prévient-il.
Ce jour-là, Israël claironne à l’envie qu’il mettra en application à l’échelle du Liban la « doctrine Dahiya », du nom de ce quartier du sud de Beyrouth, fief du Hezbollah, rasé par Tsahal durant le conflit de 2006. Un usage de la force volontairement disproportionné dans un contexte de guerre asymétrique qui avait provoqué l’indignation, lorsqu’il avait été théorisé pour la première fois, deux ans plus tard, par celui qui n’était alors qu’un général inconnu. Ce dernier, Gadi Ezeinkot, est désormais chef d’état-major de l’armée israélienne. Faire changer la peur de camp : la guerre des nerfs a déjà débuté.