L'Obs

“LES INSOUMIS DÉDIABOLIS­ENT LE FN”

Pour le chercheur Marc Lazar, il y a clairement une forme de populisme dans La France insoumise. Et sa radicalisa­tion est dangereuse

- Propos recueillis par NATHALIE FUNÈS

Jean-Luc Mélenchon qui refuse de donner une consigne de vote au second tour pour barrer la route au Front national, c’est une première dans l’histoire de la gauche française?

Il y a eu quelques précédents, Arlette Laguiller de Lutte ouvrière en 2002 lors du duel Chirac-Le Pen. Mais jamais un candidat de gauche qui pèse 7 millions de voix n’a prôné le « ni-ni ». Jean-Luc Mélenchon est pris à son propre piège. Comme Marine Le Pen et Emmanuel Macron, il a refusé pendant la campagne de se situer par rapport au clivage gauchedroi­te. Relisez l’interview qu’il a donnée au « Journal du dimanche », le 2 avril : « Mon défi n’est pas de rassembler la gauche, il est de fédérer le peuple. » Ou réécoutez son discours place de la République, à Paris, le 18 mars: il n’a pas prononcé une seule fois le mot « gauche », il a parlé 40 fois du peuple. Ce qui compte aujourd’hui, pour lui, c’est l’antagonism­e entre le peuple et la caste, c’est-à-dire les banquiers, les patrons, les partis politiques, les experts… Il a été jusqu’à s’interroger sur la validité des résultats au soir du premier tour. Son mot d’ordre, c’est le « dégagisme », son slogan, « La force du peuple ». Peu ou prou ceux de Marine Le Pen, qui sont respective­ment « Haro sur l’UMPS » et « Au nom du peuple ».

En refusant d’appeler à voter Emmanuel Macron, il risque de faire le jeu du Front national?

Il a même du mal à prononcer le nom de Macron. On sent un malaise parmi les dirigeants, les membres et les électeurs de La France insoumise. D’après les différents sondages, environ la moitié de l’électorat de Mélenchon votera Macron, un tiers s’abstiendra et 12 à 15% choisiront Marine Le Pen. Mais, comme en témoignent les blocages de lycées et les manifestat­ions à Paris, Toulouse, Rennes, qui crient « ni fascisme ni libéralism­e », il se passe quelque chose autour de Jean-Luc Mélenchon. On assiste à une radicalisa­tion de La France insoumise. Et c’est dangereux car cela contribue de facto à « dédiabolis­er » le Front national. L’extrême droite n’apparaît plus comme le pire des dangers, Macron est accusé de faire le lit du FN. On peut se rappeler le mot d’ordre communiste, dans un contexte totalement différent, au sujet des élections en Allemagne de novembre 1932, peu avant l’accession de Hitler au pouvoir : « L’arbre nazi ne doit pas cacher la forêt sociale-démocrate. »

Faut-il y voir une forme de populisme de gauche?

Le populisme est un mot fourre-tout. Mais dans le syndrome populiste, on trouve toujours deux caractéris­tiques. D’une part, l’exaltation d’un peuple supposé uni, que chercherai­ent à écraser des élites, elles aussi considérée­s comme homogènes et alliées. D’autre part, la réduction des grandes questions économique­s et sociétales en réponses simples, binaires et dichotomiq­ues : oui/non, bien/mal, eux/nous. Si on ajoute l’antieuropé­anisme et l’importance de la figure du leader tout-puissant, il y a clairement une forme de populisme dans La France insoumise.

Il y a d’ailleurs plusieurs points communs entre les programmes de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen…

Dans les deux mouvements, on retrouve la critique de l’Europe, la mise en cause des élites, la défense de la souveraine­té nationale, du modèle social et d’une forme de démocratie directe avec l’utilisatio­n du référendum. Les deux candidats en appellent au peuple, mais leur conception du peuple est différente. Chez Marine Le Pen, c’est un peuple français de souche, qui s’ancre dans l’histoire plurisécul­aire de l’Hexagone. Chez Jean-Luc Mélenchon, il s’agit de gens du commun (les common people, en anglais) et du peuple politiquem­ent actif. Cela correspond à une croyance jacobine qui se méfie de la représenta­tion, « institutio­n vicieuse dans le principe », et qui tente d’imposer l’image d’un peuple uni, incarné par un seul courant, souverain et débarrassé de ses ennemis. Ils s’opposent aussi sur les valeurs : Jean-Luc Mélenchon défend l’écologie et prend en compte la diversité de la France, même s’il a eu des propos ambigus sur les travailleu­rs détachés. Marine Le Pen a un discours hostile envers les immigrés.

Est-ce que, par le passé, la gauche française a été tentée par le populisme?

Il y a eu quelques tentatives dans les partis traditionn­els. Le PCF dans les années 1930 et 1960-1970, quand il voulait « faire payer les riches », le PS du début du premier septennat de François Mitterrand pour qui les nationalis­ations devaient faire tomber les « Bastilles économique­s ». Mais toutes ont été bridées par l’influence du marxisme dont la théorie est basée sur les classes sociales et la forte organisati­on des partis avec des stratégies d’alliance et de conquête du pouvoir. Il y a eu aussi des expérience­s plus marquées chez des formations maoïstes des années 1960-1970, comme l’UJCML et son journal « Servir le peuple ». Rappelons d’ailleurs que les maoïstes avaient voulu s’associer à la Cidunati (Confédérat­ion intersyndi­cale de Défense et d’Union nationale des Travailleu­rs indépendan­ts), qui défendait le petit commerce, au même titre que le mouvement poujadiste. Mais jamais en France un parti de gauche populiste n’avait réussi à s’implanter de façon aussi nette.

Quelles sont les influences de La France insoumise?

Quand Jean-Luc Mélenchon a créé le Parti de gauche, il s’est inspiré du parti allemand Die Linke, né d’anciens du SPD et d’ex-communiste­s de la RDA, mais clairement positionné à gauche. Aujourd’hui, il est plus proche du mouvement espagnol Podemos, qui est né d’un rejet de tous les partis politiques et qui est lui-même très influencé par Hugo Chávez, au Venezuela. On y retrouve le même combat prôné entre le peuple et la caste et le même questionne­ment sur l’appartenan­ce à la gauche, même s’il y a eu des alliances, au niveau municipal, avec le Parti communiste espagnol (PCE). Et n’oublions pas bien sûr la philosophe belge Chantal Mouffe qui assume l’idée même de populisme de gauche et considère que s’il n’y a pas de conflit, il n’y a pas de démocratie.

Pourquoi un tel succès des mouvements populistes, de droite comme de gauche?

Le chômage, les inégalités, la pauvreté, le malaise par rapport à la démocratie, le sentiment de ne pas être correcteme­nt représenté, les multiples affaires, l’arrogance des classes dirigeante­s, les salaires exorbitant­s des grands patrons qui peuvent représente­r plusieurs centaines d’années de smic, le fait qu’un homme politique soit capable de dire qu’un député a besoin de 9 000 euros par mois pour vivre, l’inquiétude sur ce que va devenir la France à l’heure de la crise migratoire et de la menace terroriste, tout cela devient insupporta­ble à nombre de Français. Et tout est réuni pour que les discours de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon portent.

Ailleurs en Europe, comment se manifesten­t les différence­s entre populismes de droite et de gauche?

Les populismes de droite – Ukip en GrandeBret­agne, le Parti pour la Liberté aux Pays-Bas, Aube dorée en Grèce, les populismes régionalis­tes, le Vlaams Belang en Flandre, la Ligue du Nord en Italie, les populismes qui ne sont ni de droite ni de gauche, comme le Mouvement 5 Etoiles de Beppe Grillo, devenu la première formation en Italie – et les populismes de gauche partagent tous la même critique de l’Europe, la même détestatio­n des élites, la même célébratio­n du peuple. Mais la frontière entre la gauche et la droite reste, comme en France, le non-rejet de l’étranger et une conception libérale de la société.

“LE CHÔMAGE, LES INÉGALITÉS, LA PAUVRETÉ… TOUT EST RÉUNI POUR QUE LES DISCOURS DE MARINE LE PEN ET DE JEAN-LUC MÉLENCHON PORTENT.”

 ??  ??
 ??  ?? Pablo Iglesias, le leader de Podemos, aux côtés de Jean-Luc Mélenchon, lors d’un meeting, le 21 avril dernier, à Paris.
Pablo Iglesias, le leader de Podemos, aux côtés de Jean-Luc Mélenchon, lors d’un meeting, le 21 avril dernier, à Paris.

Newspapers in French

Newspapers from France