Révélations
Les pouvoirs publics, qui redoutaient, en cas de victoire du Front national, des manifestations violentes, avaient imaginé un scénario politique totalement inédit. Révélations
Si Le Pen avait été élue…
Le plan n’a jamais été écrit noir sur blanc, mais tout était fin prêt. Son déroulé était si précisément envisagé qu’une poignée de membres du gouvernement, de directeurs de cabinet et de très hauts responsables de l’Etat peuvent encore le décrire de tête, étape par étape. Ce plan, qui pourrait s’intituler « Protéger la République », a été construit de façon informelle alors que la candidate du Front national grimpait dans les sondages et que des remontées d’informations faisaient craindre des troubles majeurs à l’ordre public si elle était élue. « C’était une fusée à plusieurs étages. La philosophie, et la priorité impérative, c’était de maintenir la paix civile en respectant totalement nos règles constitutionnelles », commente anonymement un des hommes mis au courant de ce projet. Pour en donner les détails, « l’Obs » a recoupé les éléments auprès de trois sources, au sein du gouvernement sortant et d’institutions de l’Etat.
Les stratèges qui ont conçu ce plan B anticipent qu’au lendemain de la victoire du Front national le pays risque de se retrouver au bord du chaos. Etat de sidération, manifestations républicaines, mais surtout violences extrêmes, notamment de la part de l’ultra-gauche. A l’appui de ce raisonnement, plusieurs documents, dont une note confidentielle rédigée par les services de renseignement en collaboration avec la Direction centrale de la Sécurité publique (DCSP). Déjà révélée par « le Parisien », elle souligne que « toutes les directions départementales de la sécurité publique (DDSP) sans exception ont fait part de leurs craintes » : « Des mouvements d’extrême gauche, plus ou moins implantés, chercheront sans nul doute à organiser des manifestations dont certaines pourraient
entraîner des troubles sérieux. » Selon nos informations, le vendredi 21 avril, à deux jours du premier tour, un appel a même été lancé dans tous les départements pour demander aux chefs de la police un inventaire de leurs équipements de maintien de l’ordre et un point sur leur mobilisation. La pression s’accentuera le 5 mai. Alors même que le second tour n’est pas encore passé, une note de la DCSP remonte jusqu’à l’exécutif : « les violences pyrotechniques sont en augmentation », avec des jets de feux d’artifice prévus initialement pour la sécurité, des chandelles de calibre 100 mm, voire des mortiers ou des engins incendiaires. « Plus préoccupant : les engins constitués de pétards et de mitraille, destinés à provoquer des dégâts chez les forces de l’ordre. » Personne n’ose imaginer ce que sera le lendemain du deuxième tour si Marine Le Pen l’emporte. Un embrasement s’annonce.
Pour l’Etat, hors de question de baisser la garde. Dans un raisonnement très militaire, l’hypothèse exige que chacun reste à son poste. A cet instant se forme l’idée de « geler la situation politique » selon un calendrier qui est alors précisément établi. Dans un premier temps, il est prévu qu’après le second tour de la présidentielle le chef du gouvernement ne remettra pas sa démission. Certes, le maintien en poste du Premier ministre est contraire aux usages républicains, mais sa démission n’est en rien une obligation constitutionnelle (voir encadré ci-contre). Dans un second temps, le Parlement sera convoqué en session extraordinaire. Une date est même envisagée : le jeudi 11 mai. Ordre du jour : la crise nationale provoquée par les violences qui ont suivi le scrutin. Les députés se verront alors demander un vote de confiance.
Personne ne doute que, dans un moment pareil, certains élus prendront la parole pour exiger qu’il n’y ait aucune vacance du pouvoir. S’appuyant sur eux et légitimé, le Premier ministre pourra donc rester aux commandes du pays et gérer la crise. Ainsi, le gouvernement ne peut être accusé d’avoir agi anticonstitutionnellement, les mesures d’état d’urgence sont maintenues face aux manifestations, et un appel à la responsabilité républicaine est lancé à chacun. Car les pouvoirs publics s’inquiètent des informations qui remontent du terrain. Dans une lettre au ministère de l’Intérieur, dès le 4 mai, le responsable du syndicat Unsa Police n’a-t-il pas, par exemple, dénoncé la « frilosité de certains responsables », qui empêchent d’utiliser les « moyens mis à disposition des unités spécialisées dans le maintien de l’ordre », comme les grenades de désencerclement ou les lanceurs de balles de défense? Il estime que « les instructions données de ne pas utiliser tel ou tel matériel sont devenues insoutenables ». Sans à aucun moment remettre en cause la loyauté des forces de l’ordre, l’exécutif redoute qu’un nouveau ministre de l’Intérieur, éventuellement inexpérimenté, prenne ses fonctions dans un tel contexte de crise.
Dans cette configuration, une passation de pouvoir aurait bien été organisée le 14 mai à l’Elysée entre François Hollande et Marine Le Pen, mais Bernard Cazeneuve serait donc resté à Matignon. Le suffrage universel aurait été respecté, même si la nouvelle présidente se serait vu imposer une cohabitation forcée. Pendant combien de temps ? Environ un mois, jusqu’aux élections législatives, programmées les 11 et 18 juin. Dans cet intervalle, conjecture un responsable de l’Etat, « le pays aurait été à l’arrêt. Le gouvernement n’aurait eu qu’une seule priorité : assurer la sécurité de l’Etat ». Les hypothèses s’arrêtent ici. Certes, Marine Le Pen aurait pu être tentée de dissoudre l’Assemblée ou de réclamer des « pouvoirs exceptionnels », mais le calendrier ne lui aurait pas permis de faire autre chose que d’attendre les législatives. Nous aurions donc pu vivre une parenthèse totalement inédite dans l’histoire de la République.
Ce plan B était-il secret? Sans donner le moindre détail du scénario envisagé, « Challenges », le 30 mars, avait révélé que Bernard Cazeneuve confiait à ses visiteurs qu’il n’avait « aucunement l’intention de déserter le front de Matignon, au cas où Marine Le Pen emporterait la présidentielle ». Matignon avait démenti que le chef du gouvernement ait tenu ces propos. Sollicité par « l’Obs », l’entourage de Bernard Cazeneuve précise aujourd’hui que « le Premier ministre n’a jamais, jamais évoqué ce scénario ». Quant au plan B, son entourage l’assure, « si des gens ont mouliné sur des hypothèses, ce n’est pas son cas ». Dans les couloirs du pouvoir, où les hommes férus de citations sont légion, un conseiller se borne à rappeler, sibyllin, que la phrase « Gouverner, c’est prévoir » est suivie d’une autre : « Ne rien prévoir, c’est ne pas gouverner. »