« Comment les riches nous ensorcellent » Les portraits-témoignages de Lauren Greenfield
La photographe Lauren Greenfield livre une incroyable galerie de portraits-témoignages à travers le monde. Son enquête met à nu l’emprise des plus fortunés et de leurs valeurs transgressives sur nos désirs et nos vies
Son nom ne vous est peut-être pas familier, mais vous connaissez sans doute les photos de Lauren Greenfield. Léchées et rutilantes comme des statues de Jeff Koons, elles désarçonnent et vous jettent à la face une réalité incroyablement agressive : celle d’une planète gagnée par l’ultramatérialisme. Cette diplômée de Harvard, où elle s’est frottée à la sociologie, promène sa caméra depuis plus de deux décennies pour le « New York Times », « National Geographic », le « New Yorker » ou « Harper’s Bazaar ». Elle publie aujourd’hui, en anglais, « Génération Richesse ». Un album saisissant, fruit de ses enquêtes de Dubaï à Los Angeles, en passant par l’Islande et la Chine. On y découvre 150 portraits chocs : milliardaires ou oligarques se livrant à une délirante orgie de limousines, yachts, palais, toilettes en or massif, et aussi, femmes aux corps ravagés par l’anorexie ou la chirurgie esthétique, petites filles costumées en séductrices. Chacun s’accompagne d’entretiens à la première personne, sans fard et souvent d’une amère lucidité. La documentariste dissèque ainsi la vie des richissimes et les valeurs qu’ils prônent : mise en scène de soi, culte de la beauté, de la célébrité, glorification des marques, rage de posséder, sans oublier l’addiction à l’argent. Une mise en garde salutaire contre l’influence sournoise et toxique que celles-ci exercent sur nos propres désirs. Dans la préface, la sociologue Juliet Schor souligne « la précision et la justesse avec laquelle Lauren Greenfield a su saisir l’histoire de cette période que nous, scientifiques, connaissons par les statistiques, les théories sociales et les analyses ».
Vous avez voulu, dites-vous, comprendre comment une société américaine pieuse, prônant l’effort, la modestie et la rigueur morale a pu opérer un tel renversement…
L’idée de ce livre m’est venue en 2012. Je tournais « la Reine de Versailles », un documentaire consacré au couple Siegel, David qui a fait fortune dans l’immobilier et sa femme Jackie, ancienne Miss Floride, lancés dans la construction de « Versailles Home » la maison à la fois la plus grande et la plus luxueuse des EtatsUnis. Leur chantier a été interrompu par les huissiers, en assistant à l’écroulement de leur rêve, de leur splendeur, j’ai eu un déclic. Tout ce que j’avais observé depuis vingt-cinq ans en Californie, à Dubaï, en Islande, en Irlande, s’inscrivait dans un paysage général. J’ai commencé à fouiller dans mes archives, sans bien réaliser ce dans quoi je m’embarquais : il m’a fallu parcourir un demi-million de photos ! Je suis également partie enquêter en Russie, en Chine. Peu à peu, l’histoire s’est construite : les pièces du puzzle se sont assemblées, transformant le krach boursier en une sorte de conte moral sur notre époque. La célébrité, le luxe, la marque, la beauté et le corps, la jeunesse étaient désormais des valeurs monétaires en soi. J’ai voulu raconter cette nouvelle version du rêve américain que nous avons exportée auprès du monde entier.
L’élection du milliardaire Donald Trump en est-elle la traduction ?
Le livre a été mis sous presse quelques semaines avant son élection, à laquelle, comme beaucoup, je ne croyais pas, mais son succès en soi représentait déjà l’apothéose de ce système. Donald Trump en est l’incarnation même : il aime l’or, les billets, les colonnades et une certaine esthétique du luxe. Dans son appartement de New York, un penthouse au 66e étage, les portes, les plafonds sont en or 24 carats. Il s’entoure de beautés qui sont l’expression de son succès, comme cette épouse d’un oligarque russe qui revendique : « Je suis un luxe. » Il a bâti sa fortune dans l’immobilier, avec une surenchère de tours toujours plus hautes, couronnées par son blason à leur sommet. Il a même joué son propre personnage dans des films emblématiques de cette idéologie, comme « Wall Street » d’Oliver Stone, dont le héros clame : « Greed is good », l’avidité, c’est bien ! Et bien sûr, c’est une star de la télé-réalité.
Milliardaires, ados des quartiers dorés, rappeurs de Los Angeles, oligarques chinois, clients des clubs de strip-tease à Las Vegas, toqués de Disney prêts à se ruiner pour convoler dans un carrosse de Cendrillon, après quoi courent-ils tous ?
C’est l’une de choses qui me frappe le plus : combien la culture s’est homogénéisée. D’un pays à l’autre, tout le monde raffole de Versace, Hermès, Vuitton, les milliardaires, les rappeurs, les grandmères, les ados, la classe moyenne… Pour ce livre, je suis retournée sur le lieu de mes premiers travaux et j’ai pris conscience que tout a vraiment commencé là, près de Hollywood, avec ces enfants qui, à cause de la proximité avec le monde du cinéma, du divertissement avaient accès à toutes sortes de privilèges. Mais l’obsession de la richesse, de la possession, ne fait que s’accélérer, c’est une course en avant. Ce qui se passait voici vingt-cinq ans était complètement bénin par rapport à aujourd’hui ! Les jeunes passent plus de temps sur les réseaux qu’avec leurs pairs. L’exposition à des images, à des comportements transgressifs et désabusés entraîne la perte de leur innocence, les codes de la pornographie se disséminent. Les institutions traditionnelles, la religion, la famille, les organisations de boy-scouts, ces lieux qui offraient d’autres valeurs se sont affaiblis. J’étais retournée faire des prises de vue dans le collège où j’ai été autrefois élève. Des ados m’ont interpellée. Ils ont tiré des billets de leurs poches en me disant : « Tu veux montrer les ados en Californie ? Tiens, c’est ça, c’est l’argent ! » De retour chez moi, en détaillant ces prises de vue, je me suis rendu compte que c’était des billets de 100 dollars ! Ces jeunes n’avaient que 13 ans… Ils avaient les mêmes gestes que ces adultes qui jettent des liasses sur les danseuses nues à Las Vegas ou Dallas. Quand je montre mon travail en Europe, les
Photographe et vidéaste, LAUREN GREENFIELD, 51 ans, publie « Generation Wealth » chez Phaïdon. Elle s’est fait connaître pour ses travaux sur la jeunesse, le consumérisme et le genre, notamment « Fast Forward. Growing Up in the Shadow of Hollywood » (Knopf, 1997) et « Girl Culture » (Chronicle Books Winter, 2002). Lauréate de nombreux prix pour ses expositions et ses documentaires, ses oeuvres sont présentées dans plusieurs musées internationaux.
gens me disent : « Ah, ce sont ces fous d’Américains… » Vos sociétés restent plus solides, plus structurées par les traditions mais elles n’échappent pas à l’influence de la mondialisation, du marketing.
Les réseaux sociaux, la télévision agissent comme des relais démultiplicateurs dans cette course à la consommation. Ils changent, dites-vous, notre façon de nous percevoir…
La sociologue Juliet Schor montre qu’ils modifient la façon dont nous nous percevons : nous avons tendance à nous comparer aux personnages qu’on y voit plutôt qu’à nos voisins, notre entourage. Nos références sociales deviennent alors verticales et non plus horizontales. Or la télévision présente des environnements, des personnages de plus en plus fortunés. Les séries familiales ont laissé la place à « Dallas », à Paris Hilton puis aux Kardashian. Des travaux ont montré que plus l’on voit de richesse, plus l’on a tendance à croire que c’est la norme, on surestime le nombre de personnes qui possèdent de telles choses. Les classes moyennes se réfèrent donc à un modèle inaccessible, leur désir est stimulé alors que mobilité sociale n’opère plus, que les inégalités se creusent. Et certains s’endettent au risque de tout perdre pour vivre leur fantasme, comme ce plombier qui s’est fait construire une maison de 3 000 mètres carrés avec une cascade dans le jardin.
C’est ce que vous appelez « l’influence de l’abondance ».
Les plus pauvres ne sont pas les seuls à courir après ce rêve de richesse, de biens matériels. Dans la classe moyenne, les gens travaillent des heures et des heures, non pas pour mettre à manger sur la table mais pour s’acheter un écran plat, des jouets, des vêtements. Nous ne réalisons pas à quel point notre niveau d’exigence évolue. Ma mère qui était professeur avait certaines convictions. Elle choisissait toujours la voiture la plus simple, sans option, et nous traversions le désert en pleine chaleur, sans air conditionné. Aujourd’hui, tous les extras font partie de l’équipement standard et en Californie, je ne croise plus jamais une voiture sans air conditionné ! C’est ça l’impact du luxe sur nos vies, une élévation permanente des standards qui nous entraîne dans une course à la consommation sans fin.
Vous y voyez même l’émergence d’une société post-morale…
Ce système s’est construit en détruisant nos références, il instaure une société où l’éthique n’a plus cours. Pourquoi Taylor Wayne, une jeune femme qui vient d’un bon milieu familial et gagnait correctement sa vie avec son diplôme en informatique a pu vouloir devenir prostituée à Magic City ? Dans cet univers, la prostitution n’est pas
stigmatisée pour peu qu’elle soit « haut de gamme ». C’est même considéré comme une vocation ! Chris Hedges a expliqué comment la globalisation détruit la culture, nos références sont peu à peu modelées par les marques qui appartiennent aux grandes entreprises. Elles finissent par dissoudre nos repères, notre sens critique et même nos fondements moraux. Au bout du compte, nous ne voyons plus ce qui crève les yeux. Je pense à la mère de cette petite fille qui lui a confectionné la copie exacte d’un costume de strip-teaseuse pour un concours de beauté, mais dit-elle, sans faire le lien.
Ce rêve de gloire et de beauté se révèle particulièrement destructeur pour les femmes…
Le corps, sa transformation sont un nouvel idéal. Auparavant, on naissait avec ce que vous avait accordé la loterie de la génétique, et l’on s’en accommodait, maintenant avec des e orts de l’argent et de la technologie et beaucoup de motivation vous pouvez vous transformer en quelque chose qui vaut davantage. Les filles en particulier sont amenées très tôt à comprendre que leur corps possède une valeur qu’elles peuvent accroître et commercialiser, quitte à se mutiler. Lors d’une conférence, quand j’ai présenté des photos de personnes venant de subir une opération de chirurgie esthétique, les gens étaient aussi choqués que s’il s’était agi d’images de guerre. J’avais conscience qu’elles étaient di ciles à regarder, mais cette réaction m’a surprise parce que ces pratiques font bel et bien partie de notre quotidien.
Pensez-vous que cette course folle au « toujours plus » va se poursuivre ?
Mon dernier chapitre s’appelle « Faites pleuvoir l’argent ! » pour signifier que nous sommes en train de danser sur le pont du « Titanic » mais je reste optimiste, je crois à notre capacité de changer. Je passe beaucoup de temps avec mes sujets, au minimum deux ou trois semaines, parfois plusieurs années. C’est un peu un travail d’anthropologue, il faut être là pour pouvoir prendre les photos, écouter les histoires. Ces personnes que j’ai suivies dans di érents pays, différents milieux, portent un regard sur elles-mêmes, sur leur situation. Lorsqu’on les écoute, on comprend qu’il existe de nombreux ressorts psychologiques qui les rendent vulnérables à cet environnement, elles remplissent un vide. Les ados que j’ai photographiés à Los Angeles sou raient tous à un degré ou un autre d’une dislocation de la famille. Riches ou pauvres, ils pointaient l’absence de leurs parents. Aujourd’hui, ils ont à leur tour des enfants et se montrent attentifs à eux. Beaucoup expriment de la douleur, et en viennent à questionner leurs addictions. Jackie Siegel, par exemple, a cette phrase : « L’argent ne fait pas le bonheur, il permet seulement d’être malheureux dans un meilleur quartier. » Une jeune fille anorexique à qui j’ai demandé ce qu’elle avait pensé du livre m’a expliqué qu’elle avait d’abord eu très peur de l’ouvrir car elle m’avait confié des choses dures, intimes, dont elle n’avait jamais parlé à personne. Finalement, cela l’a aidée à guérir. Elle m’a dit : « Les filles qui sou rent de désordres alimentaires n’ont pas de voix, alors, elles utilisent leur corps. Grâce à toi, j’ai pu parler. » Avec ce livre, en donnant la parole à tous ces gens, j’espère aider à faire prendre conscience de ce que nous coûte, à tous, le règne du matérialisme.