Les chroniques de Raphaël Glucksmann, Daniel Cohen
Monsieur le Président,
Vous êtes attaché à l’Histoire et aux questions de mémoire. Vous savez qu’une nation se grandit plus qu’elle ne s’abaisse en faisant la lumière sur ses parts d’ombre. Vous savez aussi – vous l’avez pointé à propos de la colonisation en Algérie – que les spectres du passé, si nous ne les confrontons pas, reviennent hanter le présent.
Ces jours-ci, c’est un autre fantôme, le plus hideux de la Ve République sans doute, qui est ressorti de son placard à travers une enquête de Patrick de Saint-Exupéry dans le magazine « XXI » : le fantôme de la politique française au Rwanda. Vous seul pouvez l’exorciser en permettant l’éclosion de la vérité. Je ne parle pas ici de repentance, mais de vérité. Ouvrez, Monsieur le Président, aux historiens, aux journalistes et au public les archives rwandaises de notre Etat. Permettez-nous de savoir ce que le doux nom de « France » a à voir avec l’infâme réalité du génocide des Tutsis.
Voyageons ensemble un court instant dans ce passé qui ne passe pas, qui ne peut ni ne doit passer tant que nous n’en prenons pas la mesure. Nous sommes en juin 1994, notre pays commémore les 50 ans du massacre d’Oradour-sur-Glane et la musique consensuelle du « Plus jamais ça ! » berce nos consciences assoupies. Au même moment, un génocide a lieu au Rwanda. Près d’un million de personnes sont exterminées en cent jours, pour le seul crime d’être nées tutsies.
Les images des tueries sont diffusées en mondovision – pas de « on ne savait pas » qui tienne cette fois-ci – et l’indifférence n’en est pas moins planétaire. Je fais partie d’une génération – la même que la vôtre – qui s’est éveillée au monde en découvrant ces images sur un écran de télé. Je n’ai jamais pu m’en défaire. Elles m’habitent encore aujourd’hui. Comme résonnent en moi les premières accusations de complicité portées aussitôt contre notre pays.
Car, en juin 1994, toutes les nations n’assistent pas passivement au retour du crime des crimes. Il y en a une qui ne se contente pas de laisser faire, une qui est (très) active : la nôtre. Sans le vouloir probablement, mais en le sachant très certainement, nos dirigeants se rangent du côté des génocidaires hutus. Dans quelle mesure et selon quels processus, nous l’ignorons encore. Vingt-trois ans plus tard, n’est-il pas temps de le savoir ? Nous sommes en juin 2017 et, quelques jours après votre évocation du Rwanda lors d’une autre commémoration d’Oradour, le témoignage sidérant d’un haut fonctionnaire français ayant eu accès aux archives indique donc que notre Etat aurait réarmé les génocidaires après le génocide, sur ordre notamment du secrétaire général de l’Elysée d’alors, Hubert Védrine. Si nous prenons au sérieux ce que revêt le terme de « génocide » et si nous aimons la France, cela ne peut qu’ébranler nos consciences. Nous savions que notre Etat avait équipé et entraîné les Forces armées rwandaises avant le génocide. Nous savions qu’il avait soutenu les autorités génocidaires pendant le carnage. Nous découvrons désormais qu’il a ordonné leur réarmement une fois l’imprescriptible commis. En toute connaissance de cause. Nous réalisons aussi que ce sont des hommes parfaitement identifiables qui ont décidé cela, des hommes qui fréquentent toujours les plus hautes sphères de la République et qui, jamais, n’ont eu à expliquer ce qu’ils avaient réellement fait ou décidé alors.
Votre prédécesseur avait promis en 2015 de déclassifier ces archives rwandaises. Des hauts fonctionnaires – dont celui qui s’exprime dans « XXI » – ont été mandatés pour les explorer auparavant. Et la déclassification n’a pas eu lieu. Comme souvent, François Hollande n’est pas allé au bout de ses idées. Pourquoi ? L’étendue des complicités fut probablement jugée trop grande et les noms des complices, trop prestigieux. C’est précisément pour cela qu’il faut que la lumière soit faite.
L’honneur de la République est infiniment plus grand que les intérêts de ses serviteurs, aussi élevés soient-ils. Cet honneur est entaché par leurs compromissions dans l’extermination des Tutsis du Rwanda. Seule la vérité, aussi douloureuse soit-elle, permettra de le restaurer. Le renouvellement que vous prônez passe aussi par l’ouverture des anciens placards.
Sincèrement, RAPHAËL GLUCKSMANN
“OUVREZ, MONSIEUR LE PRÉSIDENT, AUX HISTORIENS, AUX JOURNALISTES ET AU PUBLIC LES ARCHIVES RWANDAISES DE NOTRE ÉTAT.”