Passé/présent Seine de bain
La baignade dans le fleuve parisien ? Un lointain souvenir… Mais l’heure du plongeon a enfin sonné
O n appellera ça être sur la bonne voie. A partir de la mi-juillet, les Parisiens pourront piquer une tête dans le vaste bassin de la Villette. Il ne s’agira donc pas encore du bain tant attendu dans le fleuve mythique, puisque ce grand réservoir, situé dans le nord de la capitale, est alimenté par l’Ourcq, un affluent de la Marne. On n’en sera plus qu’à quelques canaux et, si tout se passe comme nous le promet la mairie de Paris, les premières brasses dans la Seine devraient être autorisées au grand public pour 2022, et les citadins pourront enfin renouer avec un plaisir qui ne date pas d’hier.
A dire vrai, on sait peu de chose des pratiques lointaines de baignades dans le fleuve parisien tout simplement parce que pendant des siècles, on n’y prêtait guère attention : elles étaient aussi naturelles que le fait d’y aller soulager son ventre, jeter ses déchets, faire sa lessive ou puiser de l’eau pour boire. En revanche, on connaît bien le goût du Moyen Age pour les bains en général. Comme l’ensemble des villes d’Occident, Paris comptait alors un nombre considérable d’« étuves », où on se plonge dans de grands baquets d’eau chauffée pour se laver, ou tout simplement pour le plaisir. La coutume remonte sans doute aux temps de l’Empire romain, célèbre pour son goût des thermes. Si l’on en croit l’excellent spécialiste Alfred Fierro (1), elle fut ravivée, autour des xiie et xiiie siècles, par les croisés de retour de l’Orient raffiné, dont les hammams les avaient enchantés. Deux siècles plus tard, tous ces aimables lieux ont pourtant disparu. Les terreurs consécutives à la Grande Peste du xive sont passées par là, et, surtout, le durcissement puritain de l’Eglise. Après s’en être accommodée pendant des siècles, elle jette l’interdit sur ce qu’elle voit comme des foyers de débauche. Il est vrai que ces étuves étaient mixtes, et qu’on y était nu.
La Renaissance amplifie ce mouvement. Ouverte sur le plan intellectuel, la période est d’une grande pudibonderie dans le rapport au corps. De façon générale, on évite l’eau, même pour se laver. La médecine affirme qu’elle est un danger. Pourtant, à la fin du xviie siècle, quelques « bains chauds » réapparaissent, entretenus par la corporation des barbiers-perruquiers-étuviers. Et on commence à
installer sur les bords du fleuve des « bains froids », en amarrant au bord de la berge des bateaux à fond plat couverts de toile, qui font vestiaires. Ils permettent aux clients de descendre dans l’eau en se tenant fermement à une corde – personne, alors, ne sait nager. Comme toujours, les autorités s’inquiètent bientôt de ce qui s’y passe. On aurait vu des hommes s’aventurer vers les bains des femmes. On parlerait même d’abominations entre individus du même sexe. Les établissements sont surveillés, et, en 1783, la baignade libre dans le fleuve, qui subsistait donc encore, est interdite en journée.
Ce n’est donc qu’au xixe que se met en place un rapport à l’eau qui ressemble au nôtre. L’hygiène, enfin, entre dans les préoccupations publiques. Inquiet des constants problèmes d’alimentation en eau de sa capitale, Bonaparte, sur le conseil de Chaptal, lance le projet de dérivation de l’Ourcq qui vient alimenter le bassin de la Villette où l’on se baigne aujourd’hui. Des bains publics à bon marché apparaissent, qui permettent au plus grand nombre de se laver une fois de temps en temps. Et, d’Angleterre, arrive une vogue nouvelle : la natation. Les premiers clubs fleurissent le long de la Seine. En général, ils se résument à quelques barges amarrées en cercle pour former un bassin. Puis apparaissent les piscines, plus commodes pour la saison d’hiver. La première, chauffée par les machines à vapeur de la Villette, est inaugurée rue de Château-Landon en 1884. Contrairement à ce que l’on voit ailleurs en Europe, le mouvement reste cependant poussif.
Au moment des JO de Paris de 1924, on compte encore moins d’une vingtaine d’équipements dans tout le pays, contre plus d’un millier en Allemagne. Les nageurs doivent désormais s’en contenter : pour des raisons de sécurité publique, la baignade dans la Seine est interdite en 1923. Cela n’empêche pas de la pratiquer jusque dans les années 1960 – mais, en des temps industrialisés et pollueurs, on le fait avec de plus en plus de répugnance. Dans les années 1970, seuls les fameux bains Deligny, institution ouverte au tout début du xixe, et située à trois brasses (à vol d’oiseau) du Palais-Bourbon, permettent encore de faire trempette dans l’eau du grand fleuve. Mais qui nage, dans ce temple mythique de la débauche, où Gabriel Matzneff vient pour les nymphettes, les garçons pour les garçons, et les filles pour faire du monokini dans le solarium placé sur le toit? Est-ce pour punir l’endroit de ces excès que les dieux de la colère le frappent? En 1993, après un incendie, il coule. Plus grand monde désormais n’ose s’aventurer dans les flots sombres de la rivière. Ils s’éclaircissent pourtant. Vers le tournant du siècle, grâce aux progrès de l’épuration, la qualité de l’eau s’améliore si bien que les poissons reviennent en nombre. Si tout va bien, on pourra donc bientôt aller nager avec eux.
On ne saurait trop conseiller son « Histoire et dictionnaire de Paris » (Bouquins, Robert Laffont), dont une partie des informations contenues dans cette chronique est tirée.