Passé/présent Le téléphone
Non, mais allô quoi ? Pour les adolescents, désormais, le portable sert à tout, sauf à parler. Retour sur l’histoire d’un objet qui a bouleversé nos vies
En aurons-nous, vu des bouleversements, en ce xxie siècle frénétique! Un récent article du « Monde » nous rappelait une révolution en cours que nombre d’entre vous ont sans doute déjà perçue sans pour autant la formuler : délaissée par les jeunes générations, capables d’à peu près tout faire avec leur téléphone sauf de parler dedans, la conversation téléphonique se meurt. Elle a encore ses adeptes, surtout dans les endroits où elle est proscrite. Il suffit de passer plus d’une heure dans un train pour le constater. Pour autant, si elle est rejetée par les adultes de demain, son agonie est inévitable. Cela fait drôle de le constater. Il faut s’y faire. Un jour ou l’autre, la pratique consistant à s’asseoir dans un fauteuil pour passer la soirée au bigophone, avec lequel on croit avoir toujours vécu, apparaîtra aussi surannée et impensable que le fait de sortir un stylo pour écrire une lettre. Il est donc temps d’en préparer l’histoire.
L’invention du téléphone, revendiquée dès les années 1870 par trois ou quatre rivaux, est un sac de noeuds historiographique dans lequel on se gardera de mettre le doigt. En revanche, on situe avec précision le jour de mars 1876 durant lequel les premiers mots furent prononcés avec cette machine. Ils sortent de la bouche de Graham Bell qui s’adresse en ces termes à son assistant, resté dans la pièce à côté : « Monsieur Watson, venez ici, je voudrais vous voir… » Miracle, M. Watson arrive.
Ainsi commence notre épopée. Elle fut fort lente, ensuite, à prendre son envol, au moins en Europe. Le téléphone sert un peu aux affaires. Extrêmement onéreux, il est d’abord, pour l’usage privé, réservé à une classe sociale qui ne l’aime guère. Dans un monde où l’on reçoit à jour fixe, comment peut-on apprécier l’insolent instrument qui permet à n’importe qui de faire irruption chez vous à pas d’heure ? Toutes les histoires du téléphone reproduisent ce bon mot de la fin du xixe, parfois attribué au peintre Degas ou à son ami Forain, qui donne un climat : « Il vous sonne comme un
domestique et vous accourez! » Dans les bonnes maisons, on se garde d’une telle vulgarité, surtout si l’on a des filles, à qui il est formellement proscrit de décrocher. Entre autres défauts, le nouvel outil passe pour servir surtout aux relations adultères.
Il prend pourtant peu à peu ses lettres de noblesse. Et quelles lettres ! Songeons à la page magnifique dans « le Côté de Guermantes » de Proust, dans lequel le narrateur, en visite chez son ami Saint-Loup, nous narre le premier échange à distance avec sa grandmère et l’épreuve que représente encore – on est peu avant la guerre de 1914 – une telle pratique. Il faut prendre rendez-vous préalablement pour se rendre à la Poste, attendre ensuite que la communication veuille bien passer et, une fois qu’on l’a obtenue, espérer qu’elle ne sera pas interrompue par les « demoiselles des téléphones », ces « ombrageuses prêtresses de l’Insivible » qui commutent les lignes, et sont capables d’interrompre les confidences d’un de leurs sonores « J’écoute ! »
En 1930, Cocteau fait de l’objet un acteur à part entière : « la Voix humaine » est une pièce qui repose sur le bouleversant monologue à ellipses d’une femme désespérée, parlant dans un combiné. Pour ce qui est de la comédie, la politique se charge de remplacer le théâtre. En 1927, le gouvernement est ridiculisé par les Camelots du Roi, les jeunes militants d’extrême droite qui ont réussi à faire libérer de la Santé leur leader Léon Daudet, en se contentant d’imiter au téléphone la voix du ministre de la Justice.
Il est vrai que, contrairement à ce que l’on voit au Etats-Unis, ou en Angleterre et en Allemagne, fort bien équipés dès l’entre-deux-guerres, la France accuse, sur le terrain des télécommunications modernes, un archaïsme vertigineux. Il persiste longtemps. L’automatique interurbain n’est mis en place entre Paris et Lyon qu’au début des années 1950. On est dans le monde du « 22 à Asnières », sketch mythique dans lequel le malheureux Fernand Raynaud est obligé de passer par New York pour appeler la banlieue depuis Paris parce que la postière est infichue de lui passer directement la communication. « Il y a deux catégories de Français, dit Audiard dans les années 1960, ceux qui attendent la tonalité et ceux qui attendent le téléphone. »
C’est bien le point. Pendant des décennies, le téléphone est un objet rare, qu’on ne trouve que dans les postes ou dans les cafés, et fort peu chez les particuliers, qui s’en servent si peu que la moindre sonnerie les fait sursauter. Il faut attendre les années 1970 pour qu’enfin l’outil se démocratise et devienne cet objet que l’on a en tête, celui qui sonnait toujours occupé parce que les gens passaient leur temps dessus. C’est ce monde qui disparaît, chassé par les SMS et les messageries instantanées. Il aura donc duré tout au plus une quarantaine d’années, un peu plus que le Minitel, beaucoup moins que le télégramme et les pigeons voyageurs.