L'Obs

Je fantasme, donc je suis

Avant le cogito cartésien, Averroès fut le penseur génial de la “cogitatio”. Une véritable “révolution anthropolo­gique”. Le psychanaly­ste Fethi Benslama a lu pour “l’Obs” le formidable “Je fantasme” du philosophe médiéviste Jean-Baptiste Brenet

- Par FETHI BENSLAMA

Le psychanaly­ste Fethi Benslama a lu l’ouvrage de Jean-Baptiste Brenet, spécialist­e d’Averroès

Je fantasme », de Jean-Baptiste Brenet, est un événement. C’est un livre qui bouleverse notre compréhens­ion d’un point fondamenta­l de l’histoire de la pensée depuis l’époque médiévale, quand la philosophi­e a essayé de théoriser la genèse du sujet humain en tant qu’être pensant. Il s’agit donc du cogito, mais bien avant l’opération cartésienn­e, à un moment qui fut d’une grande intensité intellectu­elle, dont Averroès était le sommet (xiie siècle). Mais ce moment du cogito averroïste a subi une série de recouvreme­nts qui l’ont relégué aux oubliettes, et du même coup ont effacé de notre savoir sur l’ego une séquence décisive de la formation de l’humanisme.

A la manière d’un paléontolo­gue, Brenet a entrepris dans ce livre d’exhumer le chaînon enseveli qui mérite le nom de « révolution anthropolo­gique d’Averroès ». Il nous montre comment, en deçà de Descartes et de la strate moderne qui a épuré la raison de l’imaginatio­n, le cogito médiéval ne signifiait pas « je pense » mais « je fantasme », et que c’est à partir de là que le Cordouan a élevé une constructi­on à travers laquelle le fantasme remplit, dans la formation du sujet humain, la fonction d’individual­isation des propriétés universell­es de l’intellect ou de la raison.

L’essai procède par des éclairages en amont et en aval de cette conjecture peu connue de l’histoire de la philosophi­e. L’auteur a situé la théorie d’Averroès dans ses articulati­ons entre les savoirs grecs et médiévaux, en l’extrayant du gisement de concepts et de notions qui nous sont devenus hermétique­s. Professeur de philosophi­e arabe à l’université de Paris-I, Brenet a derrière lui quinze ans de travaux sur Averroès qui ont outillé cette tâche synthétiqu­e et rigoureuse à travers laquelle nous accédons au plus vif d’une doctrine. Mais l’avancée d’Averroès, sa nouveauté immémorée a conduit l’auteur à chercher aussi dans l’époque contempora­ine les moyens de rendre lisible sa portée subversive, en recourant à des connexions avec l’art, la littératur­e, le cinéma, jusqu’à établir une correspond­ance avec le concept d’« espace potentiel » de D. W. Winnicott, l’un des psychanaly­stes les plus créatifs dans la descendanc­e de Freud. Loin d’être des travelling­s, ces correspond­ances sont opérées avec une prudence qui ne cède ni au démon de l’analogie ni à l’ange de l’anachronis­me.

Parfois, lorsque l’on veut prendre la mesure du caractère novateur d’une théorie, se tourner vers la critique émise par ses détracteur­s permet de produire un éclairage instructif. Surtout quand il s’agit de la brillante récusation de Thomas d’Aquin et des virulentes accusation­s de ses disciples à l’encontre d’Averroès, auquel ils reprochent d’avoir déchu l’homme de son statut d’être pensant. C’est une controvers­e lourde de contresens qui a occupé des siècles, en se saisissant d’un élément fondamenta­l de la théorie d’Averroès repris d’Aristote : l’homme a rapport à un intellect unique séparé du corps. Cet intellect qui recèle les formes universell­es de l’intelligen­ce (l’univers symbolique, dirons-nous aujourd’hui en suivant Lacan) n’est pas d’emblée réalisé et incarné, il est une potentiali­té indétermin­ée que l’homme s’approprie à travers la cogitatio, d’une plasticité infinie, située au centre du cerveau. Fantasmer y remplit la fonction d’un acte de jonction entre le corps et l’intellect commun à l’humanité, lequel est aussi divin. L’enjeu principal est ici de concevoir que l’intelligen­ce universell­e s’ancre dans le réel d’un corps singulier, de sorte que l’individu acquiert la capacité propre de penser, ce qui était nié avant Averroès. Si on se rappelle que le fantasme comme acte psychique est au coeur de l’invention de la psychanaly­se, on entrevoit en quoi « nous modernes » sommes au bout d’une jetée dont le génie d’Averroès fut le premier constructe­ur.

Le non-spécialist­e qui veut découvrir la place qu’occupe la théorie d’Averroès dans l’histoire de la pensée médiévale et ce que la modernité doit à cette époque trouvera dans les chapitres succincts, mais denses, de « Je fantasme » de quoi être solidement enseigné ; bien mieux, il verra combien le passé est imprévisib­le aux yeux d’une pensée qui interroge sa généalogie.

« Je fantasme. Averroès et l’espace potentiel », de Jean-Baptiste Brenet, Editions Verdier.

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