L'Obs

LE MORALISTE ETERNEL

-

« Nous avons tous, en France, été baptisés en Jean de La Fontaine et fait notre première communion intellectu­elle dans ses “Fables” », écrivez-vous. Jean de La Fontaine nous parle de l’homme, mais parle-t-il aussi de politique ? Dans ses fables, La Fontaine dit ce qu’il pense de la vie et, en e et, il parle de politique. Les animaux sont ses couverture­s, ses alliés, ses miroirs. Tout comme Stendhal disait du roman que c’est « un miroir qu’on promène le long d’un chemin », lui promène ses animaux. J’en ai compté une soixantain­e dans ses fables, qu’il utilise comme autant de miroirs et qui parlent à sa place. Les fables lui permettent d’échapper à la censure dans un monde tellement tenu. Pour Louis XIV, les artistes sont des ouvriers à son service. Il fait de la propagande. Alors que pour Nicolas Fouquet, le surintenda­nt des finances, auprès de qui La Fontaine a passé plusieurs années, les artistes sont des amis, comme pour les Médicis.

« Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons : Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes. Je me sers d’animaux pour instruire les hommes. » Lettre à Monseigneu­r le Dauphin

La morale des fables s’applique-t-elle encore à notre monde politique ? Les fables sont d’une grande modernité, parce que le coeur de l’humanité ne change pas. C’est comme en musique. J’ai eu la chance d’avoir beaucoup discuté de cela avec Lévi-Strauss. La vie est une longue variation sur des thèmes immuables : la mort, l’amour, la rapacité, l’envie. Tous ces thèmes, ce sont les sept

péchés capitaux. Les époques y ont apporté des variations. Mais le coeur de l’humain, au fond, cela reste l’animalité. Des choses très simples : ai-je froid ou pas ; vais-je mourir ou pas ; suis-je puissant ou pas, grand ou petit? Vous pouvez imaginer toutes les sophistica­tions du monde, pour finir, il n’en reste pas moins que la raison du plus fort est toujours la meilleure. Le président de la République demeure le lion, le roi des animaux. On dit Jupiter, je préfère le lion. Et gare à celui qui, étant roi des animaux, ne peut pas être lion, car il cesse très vite d’être le roi des animaux. C’est ce qui est arrivé à François Hollande. Rien n’aurait donc changé depuis la cour du Roi-Soleil ? Qui dit pouvoir, dit cour. J’ai vu des cours partout. A l’Elysée, dans une entreprise, dans un journal. J’ai tellement vécu ça, et j’ai tellement été courtisan moimême. Quand vous êtes en courtisane­rie, vous vous mettez en soumission. Flatter, c’est quand même le comble du ridicule. On s’abandonne soi-même, sans péril, sans drame, alors que tout va bien, et pour quoi ? Pour des postes, des trucs comme ça. Je vais vous raconter quelque chose. Fin juin, le Premier ministre m’a demandé de venir parler au gouverneme­nt lors d’un séminaire à Nancy. J’ai parlé du pouvoir et de ce que j’ai vu à l’Elysée avec François Mitterrand. Dans Saint-Simon, il y a cette scène inouïe où, quand les courtisans à Versailles se rendent compte que le roi se prépare à rejoindre sa résidence secondaire de Marly, ils l’entourent et lui murmurent : « Sire, Marly! » pour se faire inviter. Du temps de Mitterrand, j’ai entendu des courtisans chuchoter : « Sire, Latche ! » Eh bien, je commence à entendre des courtisans implorer : « Sire, Le Touquet ! »

« Amusez les rois par des songes, Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges, Quelque indignatio­n dont leur coeur soit rempli, Ils goberont l’appât, vous serez leur ami. » « Les Obsèques de la Lionne » ( fable)

Quelle fable La Fontaine aurait-il pu tirer de nos dernières élections ? « La naissance du lion. » Ou plutôt : « Le lionceau en qui personne ne voyait un lion. » J’imagine très bien le scénario : François Hollande qui lui donne à manger, l’élève, le voit grandir. Et, à la fin, il se fait bouffer. Clairement, le plus fort a gagné. Et dès qu’il a gagné, il devient encore plus fort. L’élection est une preuve de sa qualité et, dès qu’il a l’onction, il change de monde. J’avais des relations amicales avec Emmanuel Macron. Cela n’a plus rien à voir, même si cela reste affectueux. La première fois que je le rencontre après l’élection, je lui demande : « Comment je vous appelle, monsieur le président? » Il me répond : « Quand on est tous les deux, c’est Emmanuel. Mais quand il y a des gens, c’est monsieur le président. » Cela change tout. Mais cela change moins, quand on n’attend rien.

« Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » « Les Animaux malades de la peste » ( fable)

Et si vous deviez conseiller une fable à Emmanuel Macron ? Encore une fable à écrire : « Le roi prisonnier en son palais et qui serait encerclé de conseiller­s à son image. » Pour anticiper un peu, on pourrait aussi inventer une autre fable : le jour où le lion découvre que les animaux de son royaume n’ont pas tous une grande crinière, que ses sujets ne sont pas tous des petits lions et, qui plus est, n’ont pas envie de l’être. Cela me rappelle ce que m’avait répliqué Nicolas Sarkozy, quand j’ai refusé un poste de ministre de la Culture : « Si tu ne veux pas être ministre, qu’est-ce que tu vas devenir ? » C’est incroyable ce que ces fables sont utiles. C’est un kit à comprendre l’espèce humaine, un kit à vérités. Comment La Fontaine aurait-il réagi à la chute de François Fillon ? La chute des politiques pour moi, c’est évidemment la fable de la grenouille qui explose. Avec l’affaire Fillon, on pourrait écrire dix fables : l’affaire des costumes, celle des enfants, celle des emplois fictifs… Ce sont des sujets de fables incroyable­s. On pourrait aussi écrire la fable sur le remplaceme­nt, possible ou non. Fillon, à lui seul, est un fabliau. Sur les « affaires », il y aurait une fable extraordin­aire à écrire sur le secret de l’instructio­n. Le secret s’incarnerai­t en une taupe qui soudaineme­nt sortirait sur la place publique. Le secret est éventé parce qu’il se retrouve exposé au vu et au su de tous. Que nous dit La Fontaine de l’ambition ? La Fontaine se moque des flatteurs mais aussi des ambitieux. Ce qu’il n’était pas lui-même. Sinon il n’aurait pas pris la défense de Fouquet comme il l’a fait. La philosophi­e de La Fontaine est qu’il faut rester à sa place. Chacun à sa place et les veaux seront bien gardés. Il raconte des histoires de gens punis parce qu’ils prétendent être autres qu’ils ne sont. La Fontaine se moque, mais sans méchanceté. Il nous laisse entendre qu’on est beaucoup moins malin et beaucoup moins fort qu’on ne le croit. Mais il ne manque pas d’ajouter : « Moi qui me moque de vous, je ne suis pas meilleur que vous. » Il a un côté fraternel. La Fontaine est assez conservate­ur, tout sauf révolution­naire. On est au xviie siècle, dans une réalité antique et éternelle, une forme de poésie, on n’est pas au xviiie siècle. Au fond, et cela a pu lui être reproché, La Fontaine n’est pas dans la dénonciati­on. Il est un lyrique amusé. D’ordinaire, les lyriques n’ont pas d’humour, mais lui, si. Même si grotesque, même si rapace, même si cruelle, quelle belle chose que la vie! La Fontaine nous rassure. Son monde est l’inverse des bouleverse­ments actuels. Il n’aurait pas du tout été fasciné par l’agi-

tation des start-uppers. Même s’il est dans la contradict­ion car lui-même est dans la métamorpho­se permanente. Il est de Château-Thierry ET de Paris. Il est religieux ET libertin. Il est proche des riches mais tout à fait pauvre. Et en même temps, il rêve d’un monde où rien ne change.

« Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages : Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs, Tout petit prince a des ambassadeu­rs, Tout marquis veut avoir des pages. » « La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Boeuf » ( fable)

Dans la querelle à l’Académie, il a évidemment pris le parti des Anciens contre les Modernes… Il est pour les Anciens, mais avec la forme la plus moderne. Et là, il faut évoquer son style, très concis, une acupunctur­e de petits traits, tac, tac, tac. C’est un énorme travail, quasi manuel, presque d’ébénisteri­e. La Fontaine, c’est l’inverse de Proust, deux génies de la langue française, mais à l’opposé. Il faut lire comment il résume une nonne : « Elle était douce d’humeur et gentille de corsage. » Ou d’un homme un peu vieux, « un homme de moyen âge, et tirant sur le grison ». Qu’aurait-il dit des Insoumis et de leurs références à la Révolution ? Avec les Insoumis, on est en plein xviiie. Sauf que les Insoumis affirment que la France peut être seule. La réalité des choses est qu’on ne peut pas être seul. Exemple: faut-il défendre Renault ou Toyota? Renault qui est à capitaux français et fabrique beaucoup de voitures en Roumanie. Ou Toyota qui est japonais et fabrique à Valencienn­es. Alors qu’est-ce qu’on fait ? Cette complexité-là est impossible à gérer avec le simplisme insoumis. Le prétendu populisme, ce sont des gens – et je n’ai pas de dédain du tout – qui sont dépassés par les métamorpho­ses concomitan­tes et accélérées de notre époque et s’accrochent à deuxtrois idées simples même si elles sont fausses. La Fontaine nous aide aussi à le comprendre même si ce n’est pas son siècle. Il y aurait une formidable fable à écrire sur Jean-Luc Mélenchon se prenant pour Bolivar. La grenouille française qui se prend pour le boeuf latino. Quand on relit « la Cigale et la Fourmi », on se dit aussi que l’Etat n’a pas beaucoup changé depuis Louis XIV, qu’il est bien plus cigale que fourmi… La France n’a jamais cessé de dépenser plus qu’elle n’a. Mais la France, au lieu de chanter et de danser, est une cigale ronchonne. Nos voisins allemands sont des fourmis épanouies qui disent, tout va bien,

“QUI DIT POUVOIR, DIT COUR. J’AI VU DES COURS PARTOUT. À L’ÉLYSÉE, DANS UNE ENTREPRISE, DANS UN JOURNAL. J’AI TELLEMENT VÉCU ÇA, ET J’AI TELLEMENT ÉTÉ COURTISAN MOI-MÊME.”

on est prêts pour l’hiver. C’est ça qui est formidable avec les fables. On a de petites catégories qu’on peut utiliser pour tout. Ce sont des Lego mentaux permettant de construire de petits modèles.

« La fourmi n’est pas prêteuse ; C’est là son moindre défaut. Que faisiez-vous au temps chaud ? Dit-elle à cette emprunteus­e. » « La Cigale et la Fourmi » ( fable)

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire sur lui ? Je l’aime depuis l’âge de 6 ans. Avant la classe, ma mère me lisait toujours une fable. Les « Fables » ne représente­nt qu’un quart de ses écrits. Il a rédigé 240 fables, mais aussi 60 contes. Les lecteurs vont être sidérés de découvrir que c’est aussi ça, La Fontaine. Des contes grivois qui sont des trésors de mise en scène et de précision. Il y a là des scènes à la Feydeau, du boulevard, de la comédie de moeurs. Pourquoi Jean de La Fontaine s’était-il passionné pour les fables, un genre qui existait depuis l’Antiquité mais était resté mineur dans la littératur­e ? Il arrive aux fables assez tard. Il a bien 40 ans quand il commence à en publier. Il a d’abord fait des textes de circonstan­ce et des vers de mirliton avec ses amis. Il rime sur tout et n’importe quoi. Par exemple, quand il s’en va sans prévenir, et qu’un de ses copains l’engueule, il lui répond par quelques vers. Ce sont en quelque sorte leurs textos. Mais il a une immense culture latine et grecque. Il a lu les premiers fabulistes, Esope et Ovide, bien sûr. Faire parler les animaux existe depuis toujours. L’autre raison pour laquelle Jean de La Fontaine s’intéresse aux fables, c’est qu’il n’est pas un Parisien. Toute son enfance se déroule à Château-Thierry, avec une famille où on est maître des Eaux et Forêts, c’est-à-dire fonctionna­ire pour le compte d’un seigneur, lui-même rendant des comptes au roi. Cette famille possède des fermes. La Fontaine passe sa très longue jeunesse à la campagne. C’était quand même un drôle d’oiseau : il va à Paris, revient à Château-Thierry, dilapide tout son bien et vit aux crochets des gens… Mais il a une immense réputation. Dès ses 25 ans, bien avant les fables, il est reçu partout dans cette société richissime et très particuliè­re, alors qu’il n’a aucune noblesse. Il est drôle, il devait avoir un talent de conversati­on. Et il est lu, bien sûr. Tout le monde lisait les « Contes », même si on n’osait pas trop l’avouer, à cause de leur caractère un peu scandaleux. C’était tout à la fois un paysan et un homme de salon, un rat des villes et un rat des champs. Et quand il est las des villes, il retourne aux champs. Peut-être La Fontaine ne voulait-il pas être riche. Racine, son cousin éloigné, son ami, dont il a été proche toute sa vie, était un extraordin­aire courtisan, extraordin­aire d’habileté, et génie absolu. Si La Fontaine l’avait voulu, il aurait pu demander une position à un riche. De la même manière qu’il jouait les paresseux, il jouait les dénués, cela lui plaisait, cette liberté-là, comme il a joué, à la fin de sa vie, les bigots. La Fontaine est un formidable acteur, lui qui n’a jamais réussi à écrire une scène de théâtre. A la fin de sa vie, il est quand même entré à l’Académie, malgré l’opposition de Louis XIV, qui ne lui a jamais pardonné son soutien à Fouquet, et il lit aux académicie­ns une confession dans laquelle il présente des excuses sincères pour avoir écrit ses « Contes ». Il est terrorisé à l’approche de la mort, et il porte le cilice. Et le lendemain, il recommence un conte… C’est ça qui nous le rend si proche, si touchant. S’il avait des recettes pour tout, ce ne serait pas nous.

« Jean s’en alla comme il était venu, Mangea le fonds avec le revenu, Tint les trésors chose peu nécessaire. Quant à son temps, bien le sut dispenser, Deux parts en fit, dont il soulait [avait coutume de] passer L’une à dormir et l’autre à ne rien faire. » Epitaphe (rédigée par La Fontaine lui-même)

Avec sa femme, il est un peu chameau ! La Fontaine était typiquemen­t le genre de gars qui n’aurait pas dû se marier. Il n’est, à l’évidence, pas doué pour l’amour, qui signifie préférence et abandon. Son bon génie, c’est l’amitié, avec Fouquet, Racine, Boileau et madame de La Sablière, qui n’était sans doute pas sa maîtresse. L’amitié, c’est la liberté, pas l’exclusivit­é. J’ai adoré raconter son histoire de duel avec le cousin

de sa femme. Il faut imaginer qu’il quitte sans arrêt Château-Thierry pour courir le guilledou à Paris. Quand il revient, on lui apprend que le cousin de sa femme vient très souvent chez lui. Lui répond : « C’est très bien. » Tout comme dans « le Loup et l’Agneau », chacun aurait droit à son bout de rivière, si le Loup n’était pas si con. Donc chacun a droit au corps de sa femme, c’est assez typique de La Fontaine. J’aime bien ce personnage cohérent. Mais on lui objecte que ce n’est pas possible ! Donc il provoque en duel le cousin, qui était sans doute son copain. Evidemment, le duel dure peu parce qu’on n’imagine pas La Fontaine très violent. Et puis les deux boivent un coup et La Fontaine retourne à Paris auprès de ses gourgandin­es. Pourquoi s’inventer des conflits ? Il déteste les guerres, alors que c’est un siècle qui va devenir de plus en plus guerrier, Louis XIV finit quasiment en Napoléon. La guerre, c’est changer l’état du monde. Lui veut qu’on laisse les gens tranquille­s. Et donc qu’on laisse sa femme tranquille. Comme il est rarement présent, il ne voit pas pourquoi un cousin ne rendrait pas des hommages répétés à son épouse. Il a aussi une fascinatio­n pour les nonnes ! Il était assez obsédé et libertin. Aujourd’hui on dirait que c’est un queutard. Au couvent, on enfermait des femmes qui avaient une vie légère. C’était un nid de dames coquines. Quel plus beau site de rencontres ? Il a un côté Woody Allen, à toujours se déprécier. C’est un mode formidable de séduction. « Mais non, mais non, t’es pas si laid », lui rétorquent ces dames. Mais quand une abbesse lui propose de venir alors que c’est un peu dangereux, il n’y va pas. Il a peur. Il le dit lui-même : il est perdrix, pas coq.

« Pauvres gens ! dites-moi, qu’est-ce que cocuage ? Quel tort vous fait-il, quel dommage ? […] Quand on l’ignore, ce n’est rien ; Quand on le sait, c’est peu de chose. » « La Coupe enchantée » (comédie) « Jupiter sur un seul modèle N’a pas formé tous les esprits : Il est des naturels de coqs et de perdrix. » Lettre à l’abbesse de Mouzon

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France