Passé/présent A bas Colbert ?
Le génial ministre de Louis XIV est aussi le promoteur du Code noir qui régissait l’esclavage…
Il fallait bien que cela passe l’Atlantique. A la mi-août, les Etats-Unis ont été secoués par les affrontements entre l’extrême droite et la jeunesse antiraciste qui ont eu lieu à Charlottesville (Virginie). A l’origine, des suprémacistes blancs étaient venus protester contre le déboulonnement de la statue du général Lee, héros sudiste de la guerre de Sécession, décidé par la municipalité. A la fin du mois, la polémique a atteint l’Hexagone après la publication par « Libération » (29/08) d’un texte de Louis-Georges Tin, président du Cran (Conseil représentatif des Associations noires), appelant la France à « balayer devant sa porte ». Pourquoi s’indigner que des Américains soutiennent un esclavagiste, note-t-il, quand nous-mêmes acceptons à l’Assemblée nationale et ailleurs des statues de Colbert (1619-1683), l’homme qui, juste avant sa mort, prépara le Code noir (1685) et fut, à ce titre complice d’un crime contre l’humanité. Faut-il donc brûler Colbert ?
A ce qu’on a pu voir, un peu dans « le Figaro », un peu dans « Valeurs actuelles », la droite, unie dans la défense du grand homme blasphémé, fourbit déjà l’artillerie qui sert depuis quinze ans. Assez de repentance! Assez de politiquement correct! L’histoire de France est un bloc auquel il ne faut pas toucher. Si on commence avec Colbert, jusqu’où va-t-on aller? Le raisonnement prétend défendre l’histoire. Il est plaisant de constater qu’il consiste surtout à la nier. Pourquoi s’étonner que l’on veuille aujourd’hui relire les grands hommes d’hier à l’aune des valeurs du présent ? Toutes les époques l’ont fait. La Révolution a fait tomber les rois pour les remplacer par ses révolutionnaires. La Restauration a rétabli les rois, comme la IIIe République a épuré le souvenir de l’Empire et ainsi de suite. La droite contemporaine n’a d’ailleurs pas fait autrement. Depuis les années 1990, à chaque fois qu’elle a ravi une mairie communiste, elle a tenu à rebaptiser les uns après les autres les innombrables hommages aux Marcel Cachin, Maurice Thorez et autres, dont les prédécesseurs avaient émaillé le cadastre. On ne blâme pas les débaptiseurs. Il y a de meilleurs modèles à offrir en exemple que des
apparatchiks thuriféraires d’un totalitarisme criminel. Mais pourquoi reprocher à d’autres aujourd’hui ce qu’on trouve normal d’avoir fait soi-même ?
Juste après les événements de Charlotesville, le maire de New York a décidé de faire retirer de sa ville les symboles de haine qui pourraient y subsister. A ce titre, il a décidé de faire enlever de Broadway une plaque à la mémoire du maréchal Pétain qui y avait été placée à la suite de sa venue, en 1931, comme vainqueur de la Grande Guerre. Lira-t-on à ce propos, dans la presse conservatrice, des éditoriaux au vitriol contre la « dictature du politiquement correct » qui pousse le bobo new-yorkais sans mémoire à mutiler notre histoire ?
L’idée qu’on puisse encore commémorer Pétain nous révulse parce que son nom est associé à des oeuvres criminelles. M. Tin entend en débusquer d’autres, associés à d’autres crimes. A-t-il raison pour autant de s’en prendre à Colbert? A notre sens, non, pour deux raisons. D’abord, le parallèle avec l’affaire de Charlottesville ne tient pas. Le problème posé par la statue de Lee est qu’elle attirait une faune venant célébrer le héros d’un régime dont elle est nostalgique. On glorifie en Colbert le ministre de Louis XIV, le père du dirigisme économique à la française. Personne, à notre connaissance, n’a jamais déposé une gerbe sous son effigie pour regretter le bon temps du Code noir.
Pour autant, il en fut le premier rédacteur, c’est un fait. Cela fait-il de l’homme le plus clair symbole de l’esclavagisme ? Colbert est l’organisateur de l’odieux système qui régnait dans les colonies d’alors. Il n’en est pas l’inventeur. Par ailleurs, il vit à une époque où aucun autre homme de son milieu (sinon quelques exceptions) n’a encore supposé que ce système pourrait ne plus être. Comment lui reprocher d’avoir partagé la mentalité de ses contemporains? Pour que le procès soit pédagogique, on devrait plutôt se tourner vers un coupable plus évident. Bonaparte ne fut pas un administrateur de l’esclavage. Il fut bien pire. En 1802, il le rétablit alors que l’infâme système avait été aboli par la Convention, en 1794. L’acte est moralement indéfendable, et mérite d’être étudié et connu. Faut-il pour autant fermer les Invalides ? On voit que l’affaire ne sera pas simple à mettre en oeuvre.
On aura bien compris le sens de la démarche du président du Cran : il entend que l’histoire de France ouvre enfin la porte à une minorité qui en a été si longtemps exclue, et entende ses souffrances. C’est légitime. Tous les Français ont leur place dans l’histoire de France. Pourquoi ne pas chercher à la leur faire en incluant, plutôt qu’en excommuniant ? Plutôt que de brûler Colbert, pourquoi ne pas honorer bien plus qu’ils ne le sont tant de Noirs français qui méritent de l’être ? Du conventionnel Belley, premier député noir de France, à Heredia, mulâtre cubain et maire de Paris à la fin du xixe, d’Addi Bâ, héros du maquis des Vosges, à la journaliste Paulette Nardal, qui inspira la négritude chère à Césaire, il n’en manque pas.