L'Obs

Par RAPHAËL GLUCKSMANN SENTINELLE­S DU NÉANT

- Essayiste, auteur de « Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes ».

“LES CRIMES NE SE SONT PAS ARRÊTÉS EN SYRIE, MAIS NOTRE CONSCIENCE S’EST MISE EN CONGÉ.”

Qui se soucie aujourd’hui de la Syrie ? Un peuple, sa révolte et son martyre sont apparus sur nos écrans, puis ont disparu de nos radars. Nous avons zappé une nation. Nous avons vu, nous avons su, nous avons perdu. Et nous sommes passés à autre chose. Comme d’habitude ? Oui, comme d’habitude. Sauf que là, les victimes se comptent en centaines de milliers.

Pendant la campagne présidenti­elle, il y eut quelques mots pour les morts d’Alep, quelques indignatio­ns pour les gazés de Khan Cheikhoun, puis plus rien. Rien. Les crimes ne se sont pas arrêtés, mais notre conscience s’est mise en congé. Plus l’horreur dure, plus une solution moralement acceptable (c’est-à-dire ne maintenant pas Bachar al-Assad au pouvoir et n’assurant pas le triomphe des fanatiques) semble improbable : mieux vaut donc, pour nous, tourner la page. Refermer le livre d’une révolution trahie et massacrée. Et ensevelir avec elle tout un peuple dans les brumes de l’oubli.

Des voix isolées parviennen­t pourtant encore à ébranler l’indifféren­ce générale. Des voix qui racontent la destructio­n de l’humain et sa résistance. Deux voix en particulie­r, qui ont la décence et le talent de s’effacer devant celles, syriennes, que nous avions décidé de ne plus entendre. Deux voix relais, donc, qui nous obligent à écouter celles et ceux que nous avions enterrés vivants. Deux voix de journalist­es dans ce que ce nom a de plus noble : les voix de Manon Loizeau et Delphine Minoui. Leurs oeuvres magistrale­s fissurent le sarcophage de silence que nous avions érigé autour du calvaire syrien.

« Le Cri étouffé », d’abord, de Manon Loizeau, un film que France 2 diffusera bientôt, en décembre probableme­nt, un chefd’oeuvre absolu qui ébranle en ce moment l’ensemble des festivals dans lesquels il est projeté. Il nous plonge au coeur de la guerre menée par le régime de Damas contre les femmes syriennes. Le viol comme arme ultime pour briser l’humain. Le viol comme stratégie politique et comme nihilisme individuel. Le viol approché, raconté, ressenti ici comme jamais auparavant. Les mots sidérants des victimes rendent les tortionnai­res si présents qu’on a du mal à respirer. La poésie de Noor est telle lorsqu’elle décrit l’Enfer que sa voix résonnera dans nos têtes pendant des années et des années.

Sans jamais tomber dans le sensationn­el, ce documentai­re rend visible ce qui devait rester caché, audible ce qui devait être tu. Avec la précision d’un scalpel, il démonte la machine à broyer qu’est devenue l’armée syrienne. Il sera à n’en pas douter une pièce essentiell­e dans le travail de la justice internatio­nale. Car si les atrocités commises par Bachar et ses nervis restent pour le moment impunies, il faudra bien qu’un jour les bourreaux paient pour leurs crimes contre l’humanité. Nous qui avons échoué à sauver la révolution syrienne, notre responsabi­lité sera de poursuivre ses meurtriers aussi longtemps qu’il le faudra. « Les Passeurs de livres de Daraya » ensuite, livre de Delphine Minoui sur une bibliothèq­ue clandestin­e mise en place dans les sous-sols d’une banlieue assiégée de Damas : un « chant d’espoir échappé des profondeur­s de l’obscur », une lumière vacillante allumée au coeur des ténèbres par de jeunes rebelles dont chaque geste, chaque mot, chaque éclat de rire apporte un démenti cinglant à la propagande gouverneme­ntale qui les dépeint en djihadiste­s fanatiques. Reliés à nous par une fragile connexion internet et la plume délicate de l’auteure, ils racontent le « frisson de liberté » ressenti par l’emmuré au contact du livre. Omar, combattant de l’Armée syrienne libre, témoigne : « Si nous lisons, c’est avant tout pour rester humain. » Je lis, donc je suis : voilà le cogito anti-Assad et anti-Daech de Daraya, cette Syrie que nous avons choisi de ne pas aider, mais que nous avons l’obligation d’entendre.

En découvrant Ahmad, Shadi, Hussam ou Omar, nous apprenons à compter jusqu’à trois : il n’y a pas que le régime et les djihadiste­s, il y a aussi une révolution qui s’est voulue démocratiq­ue et dont les enfants existent toujours, abandonnés de tous. Au-delà, nous interrogeo­ns à leur contact cette conscience que nous mettons si souvent en veilleuse et que ces garçons de 20 ans passent leur temps à réveiller, explorer, questionne­r. Mordechaï Anielewicz et Marek Edelman n’avaient ni Skype, ni WhatsApp dans le ghetto de Varsovie. Les combattant­s des caves de Grozny non plus. A Daraya, grâce aux nouvelles technologi­es et à Delphine Minoui, nous vivons par procuratio­n le quotidien d’un urbicide, nous entendons les questions qui jaillissen­t des ruines. Nous nous souvenons, en fait, de ce qu’est l’humain en assistant à sa mise à mort. Et à sa résistance.

Alors que plus personne ne se soucie des Syriens et que la mode est au dénigremen­t des journalist­es, Manon Loizeau et Delphine Minoui sont deux sentinelle­s du néant, magnifique­s et vitales. Pour ceux qui vivent et meurent là-bas oubliés de tous. Et pour nous ici qui n’avons pas le droit de les oublier. Merci à elles.

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