L'Obs

“WEINSTEIN M’ENVOYAIT CHERCHER DES FILLES”

Mickaël Chemloul a été le chauffeur cannois du producteur prédateur pendant six ans. Un voyage au bout de la nuit, dans un monde où tout est permis

- Par EMMANUELLE ANIZON

J’en ai vu sortir de l’hôtel en pleurs, les chaussures à la main. Et je n’ai rien dit. Je ne savais pas ce qui se passait dans l’intimité. Je savais juste qu’il était odieux avec tout le monde, virait son personnel pour un rien, cassait les accoudoirs de la voiture. » Mickaël a été le chauffeur cannois de Harvey Weinstein de 2008 à 2013. Jusqu’au jour où c’est lui qui a été cassé : « Il était furieux, parce que je n’avais pas trouvé les deux “escort girls” qu’il m’avait envoyé chercher dans une villa à Saint-Tropez. Il hurlait : “Stupid fucking driver!”, me donnait des coups pendant que je conduisais, a brisé mes lunettes, m’a cassé un doigt. On a failli avoir un accident. Je suis parti et j’ai déposé plainte. » Classée sans suite. Quatre années de burn-out plus tard, sur sa terrasse cannoise, Mickaël, 56 ans, a encore du mal à évoquer tout ça. Son regard, souvent, s’évade. Ces années à se taire… pourquoi ? Cette question adressée aujourd’hui aux actrices dont les langues se délient, il n’est pas sûr de savoir y répondre.

En 2008, le chauffeur, costard classe et berline de luxe, était fier de servir un dieu devant lequel le peuple du cinéma se prosternai­t. Dieu qui avait même sa photo accrochée sur un mur du très sélect palace Cap-Eden-Roc : on l’y voyait poser, avec deux autres monuments, Robert De Niro et Jean-Paul Belmondo. A chaque Festival, le producteur y louait la même suite, à 2800 euros la nuit : « Il venait avec sa femme et sa fille, il n’était pas sympathiqu­e, mais rien ne montrait qu’il était dangereux », commente un des concierges. Selon Mickaël Chemloul, son patron louait aussi « des garçonnièr­es au Majestic. Et un bureau au dernier étage du Gray d’Albion, dominant le Palais des Festivals ». Il régnait sur ce royaume hors sol peuplé de riches et de stars, que les petites mains de Cannes voit débouler chaque été avec un mélange d’envie et de dégoût. Un royaume où tout est permis. Exiger une Ferrari à 3 heures du matin, baiser dans la voiture devant son chauffeur, consommer de la drogue et des filles, encore et encore, dans une ambiance de chair fraîche et de droit de cuissage. Cannes, pendant le Festival, regorge d’escort girls, comme on dit pudiquemen­t, de candidates de télé-réalité, de starlettes qui rêvent de la rencontre qui fera basculer leur vie. « Il leur donnait rendez-vous dans son bureau à minuit! Comment pouvaient-elles accepter? » Mickael s’en étrangle encore. Que dire à Cendrillon qui ressort une heure plus tard, décoiffée et défaite? Que le rêve, c’est fini ? « Un jour, Harvey me dit d’aller récupérer une fille qu’il avait laissée dans une villa. Elle avait compris qu’elle n’avait plus rien à attendre, elle pleurait et m’a demandé son billet retour. Il n’en avait même pas prévu! J’ai dû appeler la Weinstein Company à New York pour qu’ils lui envoient un billet d’avion. » Il soupire. « Tant de jeunes femmes et d’actrices françaises aujourd’hui connues sont passées par lui. Certaines se taisent encore. Elles ne devraient pas. » Il ne veut pas donner de noms. Il sort à peine de son burn-out, a « enfin arrêté les antidépres­seurs », et finit d’écrire le « roman » de cette histoire, qu’il publiera plus vite que prévu : « Les Américains me le réclament, ils parlent déjà d’une adaptation cinématogr­aphique. » Sûr que ça cartonnera. Et, peut-être, cela aidera-t-il les mentalités à évoluer ? A l’hôtel du Cap-Eden-Rock, le dieu a été vite renié. La photo a été décrochée du couloir le matin même où l’affaire a éclaté. Pour la remplacer, le palace a choisi un portrait de Brooke Shields. Au Carlton, où l’on baptiste les chambres du nom de stars de cinéma, il n’y a jamais eu de suite « Harvey Weinstein ». Nous y avons repéré en revanche une « Roman Polanski ». Un oubli, sans doute.

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